Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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ceux qui fréquentaient l'hôtel de Rambouillet adoptèrent bientôt des manières plus nobles, un langage plus épuré, et exempt de tout accent provincial. Les femmes surtout, à qui plus de loisirs et une organisation plus délicate donnent un tact social plus prompt et plus fin, furent les premières à profiter des avantages que leur présentait cette fréquentation continuelle d'esprits cultivés et de personnes sans cesse occupées à imiter ce que chacune d'elles offrait de plus agréable, de plus propre à plaire à tous. Aussi celles qui étaient associées à ces réunions se faisaient promptement remarquer, et se distinguaient facilement de celles qui n'y étaient point admises. Pour montrer l'estime qu'on faisait d'elles, on les nomma les PRÉCIEUSES, les ILLUSTRES; titre dont elles-mêmes se paraient, et qui fut toujours donné et reçu comme une distinction honorable pendant le long espace de temps que l'hôtel de Rambouillet conserva son influence sur la société.

      Puisque madame de Sévigné fut aussi une précieuse, ce serait ici le lieu d'étudier avec soin ce qui concerne les précieuses, et d'examiner les altérations que la marquise de Rambouillet et de Julie d'Angennes ont produites sur la société en France: d'abord, sous le rapport des habitudes, et en quelque sorte du matériel de la vie sociale; ensuite, sur les devoirs qui prescrivent l'honneur et l'amitié entre des personnes que des inclinations semblables et le besoin de se voir réunissent souvent ensemble; puis sur les relations des deux sexes entre eux; et enfin sur le goût dans les ouvrages d'esprit, et sur les vicissitudes ou les progrès de la littérature et des arts. J'ai entrepris et exécuté cette tâche avec un esprit dégagé de tout préjugé favorable ou défavorable à des temps qui, quoique si loin de nous, n'ont trouvé jusqu'ici que des panégyristes outrés ou des détracteurs injustes. Mais ce tableau, trop étendu pour ne pas nous distraire de notre objet principal, trouvera sa place ailleurs.

      Je vais seulement tâcher de donner, de la manière la plus brève et la plus rapide qu'il me sera possible, une idée de la société que madame de Rambouillet réunissait chez elle à l'époque où madame de Sévigné y fut introduite. Pour y parvenir, usons un instant du privilége des romanciers; et par une fiction, qui sera vraie jusque dans ses moindres détails, allons chercher la nouvelle mariée au milieu d'une de ces assemblées où elle a commencé à briller. Chaque trait de cette peinture sera justifié par des témoignages contemporains tracés par les mains mêmes des personnages qui vont entrer en scène; et des citations exactes donneront aux lecteurs les moyens d'en vérifier l'exactitude. Transportons-nous rue Saint-Thomas-du-Louvre, à l'hôtel de Rambouillet, qui, par sa façade intérieure, dominait par la vue le Carrousel et les Tuileries.

      CHAPITRE V.

      1644

      Réunion à l'hôtel de Rambouillet.—On doit entendre la lecture d'une pièce de Corneille.—Aspect que présente la chambre à coucher de madame de Rambouillet.—Noms et désignations des personnes qui s'y trouvaient assemblées.—Voiture se fait attendre.—Dialogue à son sujet.—Aparté de Charleval et de Sarrasin.—Voiture entre.—Reproches qu'on lui adresse.—Ses réponses.—Il récite un rondeau.—Action de mademoiselle Paulet après cette lecture.—Nouvel aparté de Charleval et de Sarrasin.—Observation de l'abbé de Montreuil sur Voiture.—L'abbé de Montreuil récite un madrigal sur madame de Sévigné.—Dialogue au sujet de Ménage et de madame de Sévigné.—On veut jouer à colin-maillard en attendant Corneille.—Il entre avec Benserade.—On s'assied.—Corneille lit sa tragédie de Théodore, vierge et martyre.—Effet qu'elle produit.—Beaux vers que chacun en a retenus.—Ceux que l'abbesse d'Yères avait inscrits sur ses tablettes sont lus par le jeune abbé Bossuet.—Impression que produit cette lecture.—Opinion de chacun en se retirant.

      C'était dans une matinée d'automne de l'année 1644; le soleil de midi dardait sur les fenêtres de la chambre à coucher de madame de Rambouillet. Les rideaux de soie, bleus comme l'ameublement, n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour azuré. Une nombreuse société, convoquée pour entendre la lecture d'une nouvelle pièce de Corneille, s'y trouvait rassemblée. Un grand paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait dans la chambre même une chambre intérieure48. Si on y était entré sans être prévenu qu'on devait y trouver une brillante réunion, cette chambre eût paru déserte; et en regardant devant soi on n'y eût vu qu'une seule femme, grande, forte, bien faite, non pas très-jeune, mais encore très-belle, occupée à regarder dans la rue à travers les rideaux, qu'elle entr'ouvrait légèrement. C'était mademoiselle Paulet, que ses beaux yeux, son regard vif et fier, sa chevelure d'un blond ardent, l'impétuosité de son caractère et l'énergie de ses affections avaient fait surnommer la Lionne. La marquise de Rambouillet l'avait depuis longtemps admise dans sa familiarité, et elle lui servait habituellement de secrétaire49. Mais un mélange des plus suaves odeurs, qui s'exhalait de l'alcôve avec un bruit confus de voix, aurait aussitôt forcé les yeux de se tourner vers la droite; et à travers les colonnes dorées de cette alcôve, sous sa voûte, ornée d'ingénieuses allégories sur l'hymen, l'amour, le sommeil et l'étude, on eût aperçu une troupe folâtre de jeunes femmes et de jeunes gens, qui, par la quantité de plumes et de rubans dont ils étaient chargés, ressemblaient à un parterre de fleurs, dont les couleurs vives et variées éclataient dans l'ombre.

      En s'approchant, on eût bientôt distingué l'élite de la société de Paris et de la cour, réunie ou plutôt resserrée dans la vaste ruelle de madame de Rambouillet. On eût reconnu la princesse de Condé, accompagnée de sa fille, qui devint peu après duchesse de Longueville; elle causait avec la marquise de Rosembault: la duchesse d'Aiguillon parlait bas à l'oreille de la marquise de Vardes, qui avait près d'elle madame du Vigean; la marquise de Sablé s'entretenait avec madame de Cornuel; madame de la Vergne tenait la main de sa jeune fille, depuis si célèbre sous le nom de comtesse de la Fayette; puis les comtesses de Fiesque, de Saint-Martin, de Maure, et madame Duplessis-Guénégaud, causaient ensemble à voix basse. La duchesse de Chevreuse écoutait avec attention mademoiselle de Scudéry50. Près du lit, la marquise de Rambouillet entre deux de ses filles, la jeune Clarice-Diane, abbesse d'Yères, et Louise-Isabelle d'Angennes51. A côté de cette dernière était la marquise de Sévigné, occupée avec Julie d'Angennes à considérer les fraîches miniatures de la fameuse Guirlande; tandis qu'à leurs pieds le marquis de la Salle (Montausier), assis sur son manteau qu'il avait détaché, leur souriait, et paraissait heureux des compliments que lui adressait madame de Sévigné sur son incomparable galanterie52. Douze autres jeunes seigneurs étaient moitié assis, moitié couchés sur leurs manteaux, dont les étoffes de soie, d'or et d'argent brillaient sur le tapis, ou flottaient sur les pieds des dames53. A ses joues colorées, à sa figure joyeuse, on reconnaissait facilement parmi eux le marquis de Sévigné, assis aux pieds de mademoiselle du Vigean; il lui donnait des nouvelles de l'armée54, lui parlait de Gramont et de Saint-Évremond, et la faisait rire; lui racontait les exploits du duc d'Enghien, et la faisait rougir. Le marquis de Villarceaux, et de Gondi, depuis peu archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris, et le marquis de Feuquières, étaient tous trois debout; le premier derrière le fauteuil de la duchesse d'Aiguillon, le second derrière celui de la duchesse de Chevreuse, le troisième à côté de madame Duplessis-Guénégaud. Toutes les dames tenaient une petite badine55, que quelques-unes s'amusaient à faire tourner entre leurs doigts. Les jeunes gens, pour donner plus d'action à leurs discours et plus de grâce à leurs gestes, agitaient par intervalle dans l'air les blancs et gros panaches de leurs petits chapeaux, ou, posant ceux-ci sur leurs genoux, jouaient nonchalamment avec les plumes qui les couvraient56. Sur le devant de l'alcôve, et en avant des colonnes, étaient assis, sur des chaises et sur des placets, sorte de tabourets bas et larges, des personnages que leurs habillements plus modestes faisaient reconnaître à l'instant pour des hommes de lettres ou des ecclésiastiques: c'étaient Balzac, Ménage, Scudéry, Chapelain, Costart, Conrart, la Mesnardière, l'abbé de Montreuil,


<p>48</p>

SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, p. 47.

<p>49</p>

VOITURE, Œuvres, édit. de 1677, t. I, p. 28, 40, 42, 44, 46, 52, 54, 61, 77, 79.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. I, p. 196 à 204.

<p>50</p>

SOMAIZE, le Grand Dictionnaire des Précieuses, 1661, t. I, p. 81, 154, 178; t. II, p. 8—HUETII Commentarius de rebus ad eum pertinentibus, p. 213; Mélanges d'Histoire et de Littérature, recueillis par VIGNEUL-MARVILLE, édit. de 1699, p. 299.—DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, 1814, in-8o, t. I, p. 31.

<p>51</p>

Voyez ci-dessus, p. 34.

<p>52</p>

Mémoires de Montausier, p. 135 à 204.—DE BURE, Catalogue des Livres de la Vallière, 1783, in-8o, t. II, p. 382.—RIVES, Notice historique, 1779.—Biographie universelle, art. JARRY et MONTAUSIER.—HUETII Commentarius, p. 293 à 294.—Huetiana, p. 103, no 43.

<p>53</p>

SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, p. 48.—MOLIÈRE, Comtesse d'Escarbagnas, scène 19.—BUSSY-RABUTIN, Supplément de ses Mémoires, t. I, p. 12.

<p>54</p>

DE MAISEAUX, Vie de Saint-Évremond, dans ses Œuvres, 1753, in-12, t. I, p. 14.—DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, in-8o, t. I, p. 22.—Chansons historiques, mss., t. I, p. 3, verso.—VOITURE, Œuvres, lettres 10, t. I, p. 22.—Poésies de Franç. DE MAUCROIX, p. 291.

<p>55</p>

SOMAIZE, Procès des Précieuses, p. 49.

<p>56</p>

Ibid., p. 51; Récit de la farce des Précieuses, 1660, Anvers, in-12, p. 19.