Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1. Charles Athanase Walckenaer. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Charles Athanase Walckenaer
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Биографии и Мемуары
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enfin tout ce qu'elle a été, tout ce dont elle a joui, à l'abbé de Coulanges. C'est nous donner de lui une trop haute idée, et qui se trouve d'ailleurs démentie par elle-même. Nous n'avons point de détails sur l'éducation de madame de Sévigné; mais nous savons que l'abbé de Coulanges la dirigea seul, et qu'il l'a continuée, en quelque sorte, lorsqu'elle fut entrée dans le monde, par l'ascendant qu'il avait acquis sur sa pupille. Nous pouvons donc connaître ce que fut cette éducation en examinant tout ce qui dans madame de Sévigné a dû être le résultat des premières impressions, de l'instruction du jeune âge et des conseils de l'amitié, et ce qui n'a pu être que le produit de ses dispositions naturelles, de ses penchants, de son caractère, de ses réflexions et des résolutions qui lui étaient propres. Nous pourrons alors apprécier tout ce qu'elle doit au bien-bon, et aussi tout ce qu'elle doit à la nature, qui fut pour elle aussi une bien-bonne.

      Cet examen est facile: ses actions, ses goûts, ses aversions, ses défauts, ses vertus, ses faiblesses, nous sont connus surtout par les lettres qu'elle a écrites à sa fille, et précisément par celles de ces lettres qu'elle croyait ne devoir être jamais lues que par celle à qui elle les écrivait. C'est dans ces lignes, si rapidement tracées, que se manifestent ses pensées les plus fugitives, ses sentiments les plus cachés, tous les mouvements de son cœur, tous les calculs de sa raison, tous les élans de son imagination; son âme tout entière s'épanche sur le papier, dans toute la sécurité du commerce le plus intime; et comme l'oiseau délices de nos campagnes, caché sous le feuillage, croit ne chanter que pour l'objet aimé, elle a, sans le savoir, rendu le monde entier confident des accents de sa tendresse.

      Sans doute l'éducation n'était pour rien dans ce qui charmait en elle au premier aspect. Ce teint d'une rare fraîcheur, cette riche chevelure blonde, ces yeux brillants et animés, ces jolis traits, cette physionomie irrégulière, mais expressive, cette taille élégante, étaient autant de dons que lui avait faits la nature24. Mais on peut penser que l'air pur de la campagne, que l'excellent régime auquel elle fut soumise dans son enfance et dans sa première jeunesse, contribuèrent beaucoup à l'heureux développement de ses attraits, et qu'elle dut en partie aux soins intelligents de son tuteur cette santé florissante dont elle a joui toute sa vie, cette forte constitution qu'elle sut si bien gouverner. Sa jolie voix se produisait avec toute la science musicale que l'on possédait de son temps, et une danse brillante faisait ressortir avec plus d'éclat la prestesse et la grâce habituelles de ses mouvements. Tous ces talents furent dus aux soins donnés à son éducation. Elle est encore redevable aux instructions de son tuteur de son sincère attachement à la religion. Ses liaisons avec les parents de son mari ont donné naissance à ses inclinations pour la secte sévère des solitaires de Port-Royal: c'est le propre des femmes de ne point aimer à prendre avec elles-mêmes la responsabilité d'une décision sur des matières graves ou qui exigent une longue réflexion, et de régler leurs opinions sur celles de ceux qui les entourent, selon l'affection qu'elles leur portent ou la confiance qu'elles leur accordent: c'est pourquoi leur conviction se manifeste si souvent avec toute la chaleur d'un sentiment et tout l'emportement d'une passion. Cependant madame de Sévigné ne dut qu'à son bon sens exquis de n'adopter qu'une partie des dogmes de Port-Royal, et de rejeter ceux qui répugnaient à sa raison; elle ne dut qu'à son âme, naturellement pieuse, cette foi pleine d'espérance, cette douce confiance dans la Providence, qui nous range, dit-elle, comme il lui plaît, et dont elle veut qu'on respecte la conduite25. C'est là le trait distinctif de sa croyance et toute sa philosophie. Dévote par désir et mondaine par nature26, elle aimait la joie et les plaisirs, et savait les animer et les répandre autour d'elle. Ces penchants, qui la rendaient si aimable, n'étaient sans doute point excités par son tuteur, mais il ne les restreignait pas. On ne voit pas non plus qu'il se soit beaucoup inquiété de cette coquetterie innée de sa pupille, qu'on remarquait à la satisfaction qu'elle éprouvait de se voir des admirateurs dans tous les rangs de la société, ni qu'il ait réprimé la franchise, souvent un peu libre, de ses paroles. Rassuré par l'heureux équilibre de ses sens et de sa raison, par la fermeté de ses principes religieux, il applaudissait à l'art qu'elle possédait de se faire des amis dévoués de tous ceux qui avaient perdu l'espérance de lui appartenir comme amants. Lorsqu'un d'entre eux était tombé dans la disgrâce du pouvoir, ou avait essuyé quelque malheur, on savait qu'elle ne négligeait rien pour le servir et lui témoigner son attachement. Ce qu'on ne pouvait non plus attribuer à l'éducation, et ce qui résistait à tous les conseils de la sagesse, c'étaient les mouvements immodérés de ce cœur trop plein de l'amour maternel, s'abandonnant avec excès à cette passion qui domina son existence et en avança le terme.

      L'abbé de Coulanges mérite surtout des éloges de ne s'être pas contenté de bien régler les affaires de sa pupille, mais de lui avoir enseigné à les régler elle-même; et puisque cette jeune et unique héritière était appelée à régir de grands biens, ce fut lui avoir rendu le plus éminent service que de lui avoir enseigné comment la fortune se conserve et s'accroît, par l'ordre et l'économie; de lui avoir fait comprendre que les richesses sont surtout nécessaires à celle qui veut soutenir avec dignité et succès le rôle difficile et glorieux de mère de famille; de l'avoir astreinte à régler elle-même ses comptes avec ses fermiers et ses gens d'affaires; à suivre sans ennui toutes les phases d'un procès, et à parler au besoin avec précision et clarté le langage de la chicane. Un autre éloge que mérite l'abbé de Coulanges, c'est de n'avoir rien négligé pour donner à sa pupille une solide instruction. C'est surtout au goût pour la lecture, que madame de Sévigné avait contracté presque dès son enfance, qu'elle dut de préférer souvent la vie économique, mais monotone, de sa solitude des Rochers, à l'existence brillante, mais dispendieuse, variée, mais agitée, de Paris et de la cour. Ce fut au charme qu'elle éprouvait dans ce studieux commerce avec les plus beaux génies de la France et de l'Italie, au choix et à la diversité qu'elle savait y mettre, qu'elle fut redevable de ces consolations dont son cœur sensible n'eut que trop souvent besoin, et comme épouse et comme mère. C'est enfin à cette habitude d'échapper par les jouissances de l'esprit à la tyrannie des sens, qu'elle a dû pendant une jeunesse indépendante, sans cesse assiégée par les séductions, toute la gloire et tout le bonheur de sa vie.

      Chapelain, célèbre comme mauvais poëte, mais bon littérateur et bon critique, et Ménage, le savant Ménage, furent tous deux ses maîtres, et s'enorgueillirent avec raison de l'avoir eue pour élève. On ne peut douter en effet que leurs leçons n'aient contribué à donner à son style cette perfection et cette correction qu'il n'eût point acquises sous des maîtres gagés; mais elle ne dut ni à son tuteur ni à ses maîtres, ni à Chapelain ni à Ménage, cette mémoire docile et prompte, cette sensibilité exquise, cette imagination souple et forte, ce goût délicat, qui lui font trouver tous les traits, toutes les couleurs, toutes les nuances, pour peindre avec autant de vivacité que de vérité; qui font jaillir sous sa plume, avec la rapidité de la pensée, les images touchantes, les expressions nobles, les saillies spirituelles, les réflexions morales, les folies divertissantes, les traits sublimes. Elle n'a dû qu'à elle-même le talent d'intéresser ses lecteurs à ses plus insignifiantes causeries; de les faire participer à ses douleurs, à ses prévoyances, à ses craintes, à ses souvenirs, à ses douces rêveries; et cela naturellement, à propos, sans recherche, sans effort, avec une facilité, un abandon, une grâce, un charme qu'on admirera toujours, qu'on égalera quelquefois, mais qu'on ne surpassera jamais.

      CHAPITRE III.

      1634-1644

      Abbaye de Livry.—Sa situation.—Marie de Rabutin y passe sa jeunesse.—Prédilection de madame de Sévigné pour ce lieu dans tout le cours de sa vie.—Elle le quitte, et fait son entrée dans le monde.—Son mariage avec Henri de Sévigné.—Détails sur la personne de Henri de Sévigné.—Sur ses ancêtres et sa parenté.—Détails sur l'existence des deux époux dans le commencement de leur mariage.

      L'abbaye de Livry, où Marie de Rabutin-Chantal passa les dernières années de son enfance et les premières de son adolescence, est, ainsi que le village de ce nom, située au milieu de la forêt de Bondy, à quatre lieues au nord-est de Paris, sur la route qui conduit à Meaux.


<p>24</p>

Voy. BUSSY-RABUTIN, Mémoires; l'abbé ARNAULD, Mémoires; madame DE LA FAYETTE, et les Lettres de madame DE SÉVIGNÉ, passim.

<p>25</p>

SÉVIGNÉ, lettre du 10 juin 1671, t. III, p. 83.

<p>26</p>

SÉVIGNÉ, lettre du 9 juin 1680, t. VI, p. 305.