Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour. Louis Constant Wairy. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Louis Constant Wairy
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
Год издания: 0
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midi, le premier consul se rendit en pompe aux Tuileries, que l'on appelait alors le palais du gouvernement, pour s'y installer avec toute sa maison. Il avait avec lui ses deux collègues, dont l'un, le troisième consul, devait occuper la même résidence, et s'établir au pavillon de Flore. La voiture des consuls était attelée des six chevaux blancs, dont l'empereur d'Allemagne avait fait présent au vainqueur de l'Italie, après la signature du traité de paix de Campo-Formio. Le sabre que le premier consul portait à cette cérémonie, et qui était magnifique, lui avait aussi été donné par ce monarque, à la même occasion. Une chose remarquable dans ce solennel changement de domicile, c'est que les acclamations et les regards de la foule, et même ceux des spectateurs plus distingués qui encombraient les fenêtres de la rue Thionville et du quai Voltaire, ne s'adressaient qu'au premier consul et aux jeunes guerriers de son brillant état-major, encore tout noircis par le soleil des Pyramides ou d'Italie. Au premier rang marchaient les généraux Lannes et Murat, le premier, facile à reconnaître à l'audace de son air et de ses manières toutes militaires; le second, aux mêmes qualités, et de plus à une élégance très-recherchée dans son costume et dans ses armes. Son titre nouveau de beau-frère du premier consul contribuait aussi puissamment à fixer sur lui l'attention universelle. Pour moi, toute la mienne était absorbée par le principal personnage du cortége, que je ne voyais, comme tout le peuple qui m'entourait, qu'avec une sorte de religieuse admiration, et par son beau-fils, par le fils de mon excellente maîtresse, lui-même mon ancien maître, le brave, modeste et bon prince Eugène, qui n'était pas encore prince alors. À son arrivée aux Tuileries, le premier consul s'empara sur-le-champ de l'appartement qu'il a occupé depuis, et qui faisait partie des anciens appartemens royaux. Ce logement se composait d'une chambre à coucher, d'une salle de bain, d'un cabinet et d'un salon dans lequel il donnait audience le matin, d'un second salon où se tenaient les aides-de-camp de service, et qui lui servait de salle à manger, et d'une vaste antichambre. Madame Bonaparte avait ses appartemens à part au rez-de-chaussée, les mêmes aussi qu'elle a occupés comme impératrice. Au dessus du corps-de-logis habité par le premier consul était le logement de M. de Bourrienne, son secrétaire, d'où il communiquait avec les appartemens du premier consul par un escalier dérobé.

      Quoiqu'à cette époque il y eût déjà des courtisans, il n'y avait pourtant point encore de cour. L'étiquette était des plus simples. Le premier consul, comme je crois l'avoir déjà dit, couchait dans le même lit que sa femme. Ils habitaient ensemble tantôt les Tuileries, tantôt la Malmaison; on ne voyait encore ni grand-maréchal, ni chambellans, ni préfets du palais, ni dames d'honneur, ni dames d'annonce, ni dames d'atours, ni pages. La maison du premier consul se composait seulement de M. Pfister, intendant de la maison, de MM. Venard, chef de cuisine, Gaillot, Dauger, chefs d'emploi, Colin, chef d'office. M. Ripeau était bibliothécaire, M. Vigogne père, écuyer. Les personnes attachées au service particulier étaient M. Hambart, premier valet de chambre, Hébert, valet de chambre ordinaire, et Roustan, mameluck du premier consul; il y avait de plus une quinzaine de personnes pour remplir les emplois subalternes. M. de Bourrienne dirigeait tout ce monde et ordonnançait les dépenses; quoique très-vif, il avait su se concilier l'estime et l'affection universelle; il était bon, obligeant et surtout très-juste. Aussi, lors de sa disgrâce, toute la maison en fut-elle affligée; pour moi, j'ai gardé de lui un sincère et respectueux souvenir, et j'espère que, s'il a eu le malheur de trouver des ennemis parmi les grands, il n'a du moins rencontré dans ses inférieurs que des cœurs reconnaissans et qui l'ont vivement regretté.

      Quelques jours après cette installation, il y eut au château réception du corps diplomatique: on verra par les détails que j'en vais donner, combien était simple alors l'étiquette de ce qu'on appelait déjà la Cour.

      À huit heures du soir, les appartemens de madame Bonaparte, situés comme je viens de le dire, dans la partie du rez-de-chaussée qui regarde le jardin, étaient encombrés de monde; c'était un luxe incroyable de plumes, de diamans, de toilettes éblouissantes; on fut obligé, à cause de la foule, d'ouvrir la chambre à coucher de madame Bonaparte, car les deux salons étaient si pleins que la circulation devenait impossible.

      Lorsqu'après beaucoup d'embarras et de peine, tout ce monde eut pris place tant bien que mal, on annonça madame Bonaparte, qui parut conduite pas M. de Talleyrand. Elle avait une robe de mousseline blanche, à manches courtes, un collier de perles au cou, et la tête nue; les cheveux en tresse, retenus par un peigne d'écaillé avec une négligence pleine de charmes; ses oreilles durent être agréablement frappées du murmure flatteur qui l'accueillit à son entrée. Jamais elle n'eut, je crois, plus de grâce et de majesté.

      M. de Talleyrand, toujours donnant la main à madame Bonaparte, eut l'honneur de lui présenter les membres du corps diplomatique les uns après les autres, non point par leurs noms, mais par ceux de leurs cours. Ensuite il fit successivement avec elle le tour des deux salons. La revue du second salon était à moitié faite, lorsqu'entra, sans se faire annoncer, le premier consul revêtu d'un uniforme extrêmement simple, la taille serrée d'une écharpe tricolore en soie avec la frange pareille. Il portait un pantalon collant en casimir blanc, des bottes à revers, et il avait son chapeau à la main. Cette mise si peu recherchée formait au milieu des habits brodés, surchargés de cordons et de bijoux que portaient les ambassadeurs et dignitaires étrangers, un contraste aussi imposant pour le moins que la toilette de madame Bonaparte avec celle des dames invitées.

      Avant de raconter comment je quittai le service de madame Bonaparte pour celui du chef de l'état, et le séjour de la Malmaison pour la seconde campagne d'Italie, je crois bon de m'arrêter, de jeter un regard en arrière, et de placer ici un ou deux souvenirs qui se rapportent au temps où j'appartenais à Madame Bonaparte. Elle aimait à veiller et à faire, le soir, quand presque toute la société s'était retirée, une partie de billard et plus souvent de trictrac. Il arriva une fois qu'ayant renvoyé tout son monde et ne se sentant point encore envie de dormir, elle me demanda si je savais jouer au billard; sur ma réponse, qui fut affirmative, elle m'engagea avec une bonté charmante à faire sa partie, et j'eus plusieurs fois l'honneur de jouer avec elle. Quoique je fusse d'une certaine force, je m'arrangeais de manière à la laisser gagner souvent, ce qui l'amusait beaucoup. Si c'était là de la flatterie, je dois m'en avouer coupable, mais je crois que j'aurais agi de la même manière vis-à-vis de toute autre femme, quels qu'eussent été son rang et sa position par rapport à moi, pour peu qu'elle eût été seulement à moitié aussi aimable que madame Bonaparte.

      Le concierge de la Malmaison, qui avait toute la confiance de ses maîtres, entre autres moyens de défense et de surveillance imaginés par lui, pour mettre la demeure et la personne du premier consul à l'abri d'un coup de main, avait fait dresser pour la garde du château plusieurs chiens énormes, au nombre desquels se trouvaient deux très-beaux chiens de Terre-Neuve. On travaillait sans cesse aux embellissemens de la Malmaison, une foule d'ouvriers y passaient les nuits, et l'on avait grand soin de les avertir de ne pas s'aventurer seuls dehors. Une nuit que quelques-uns des chiens de garde étaient avec les ouvriers dans l'intérieur du château et se laissaient caresser par eux, leur douceur apparente inspira à un de ces hommes assez de courage ou plutôt d'imprudence pour qu'il ne craignît pas de sortir; il crut même ne pouvoir mieux faire, pour éviter tout danger, que de se mettre sous la protection d'un de ces terribles animaux. Il en prit donc un avec lui, et ils passèrent très-amicalement ensemble le seuil de la porte; mais à peine furent-ils dehors, que le chien s'élança sur son malheureux compagnon et le renversa; les cris du pauvre ouvrier réveillèrent plusieurs gens de service, et l'on courut à son secours; il était temps, car le chien le tenait terrassé et lui serrait cruellement la gorge; on le releva grièvement blessé. Madame Bonaparte, qui apprit cet accident, fit soigner jusqu'à parfaite guérison celui qui avait manqué d'en être victime, et lui donna une forte gratification, en lui recommandant plus de prudence à l'avenir.

      Tous les momens que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il venait les passer à la Malmaison; la veille de chaque décadi était un jour d'attente et de fête pour tout le château. Madame Bonaparte envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux; elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la Malmaison. Quand je n'étais pas de service, je prenais aussi cette direction de moi-même et tout seul; car tout le monde avait pour le premier consul une égale affection, et