L'honnête laboureur commença, en entrant dans le cabinet, par saluer le dos de M. de Bourrienne, qui ne pouvait le voir, occupé qu'il était à écrire sur une petite table de travail placée dans l'embrasure de la fenêtre. Le premier consul le regardait faire ses saluts, renversé en arrière dans son fauteuil, dont, suivant une vieille habitude, il travaillait un des bras avec la pointe de son canif. À la fin pourtant il prit ainsi la parole:
–Eh bien, mon brave (le paysan se retourna, le reconnut et salua de nouveau). Eh bien, poursuivit le premier consul, la moisson a été belle cette année?
–Mais, sauf votre respect, citoyen mon général, pas trop mauvaise comme çà.
–Pour que la terre rapporte, reprit le premier consul, il faut qu'on la remue, n'est-il pas vrai? Les beaux messieurs ne valent rien pour cette besogne-là.
–Sans vous offenser, mon général, les bourgeois ont la main trop douce pour manier une charrue. Il faut une poigne solide pour remuer ces outils-là.
–C'est vrai, répondit en souriant le premier consul. Mais grand et fort comme vous êtes, vous avez dû manier autre chose qu'une charrue. Un bon fusil de munition, par exemple, ou bien la poignée d'un bon sabre.
Le laboureur se redressa avec un air de fierté: «—Général, dans le temps j'ai fait comme les autres. J'étais marié depuis cinq ou six ans, lorsque ces b..... de Prussiens (pardon, mon général) entrèrent à Landrecies. Vint la réquisition; ou me donna un fusil et une giberne à la maison commune, et marche! Ah dame, nous n'étions pas équipés comme ces grands gaillards que je viens de voir en entrant dans la cour.»
Il voulait parler des grenadiers de la garde consulaire.
–Pourquoi avez-vous quitté le service? reprit le premier consul, qui paraissait prendre beaucoup d'intérêt à cette conversation.
–Ma foi, mon général, à chacun son tour. Il y avait des coups de sabre pour tout le monde. Il m'en tomba un là (le digne laboureur se baissa montrant sa tête, et écartant ses cheveux), et après quelques semaines d'ambulance, on me donna mon congé pour revenir à ma femme et à ma charrue.
–Avez-vous des enfans?
–J'en ai trois, mon général; deux garçons et une fille.
–Il faut faire un militaire de l'aîné de vos garçons. S'il se conduit bien, je me chargerai de lui. Adieu, mon brave; quand vous aurez besoin de moi, revenez me voir. Là-dessus, le premier consul se leva, se fit donner, par M. de Bourrienne, quelques louis qu'il ajouta à ceux que le laboureur avait déjà reçus de lui, et me chargea de le reconduire. Nous étions déjà dans l'antichambre, lorsque le premier consul rappela le paysan pour lui dire:
–Vous étiez à Fleurus?
– Oui, mon général.
–Pourriez-vous me dire le nom de votre général en chef?
–Je le crois bien, parbleu! c'était le général Jourdan.
–C'est bien; au revoir. Et j'emmenai le vieux soldat de la république, enchanté de sa réception.
CHAPITRE XI
L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.—Mauvaise foi de l'Angleterre.—Voyage à Boulogne.—En Flandre et en Belgique.—Courses continuelles.—L'auteur fait le service de premier valet de chambre.—Début de Constant comme barbier du premier consul.—Apprentissage.—Mentons plébéiens.—Le regard de l'aigle.—Le premier consul difficile à raser.—Constant l'engage à se raser lui-même.—Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.—Confiance et sécurité imprudente du premier consul.—La première leçon.—Les taillades.—Légers reproches.—Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.—Les chefs et les harangues.—Arrivée du premier consul à Boulogne.—Préludes de la formation du camp de Boulogne.—Discours de vingt pères de famille.—Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.—Le dîner et la victoire.—Les Anglais et la Côte de Fer.—Projet d'attentat sur la personne du premier consul.—Rapidité du voyage.—Le ministre de la police.—Présens offerts par les villes.—Travaux ordonnés par le premier consul.—Munificence.—Le premier consul mauvais cocher.—Pâleur de Cambacérès.—L'évanouissement.—Le précepte de l'évangile.—Le sommeil sans rêves.—L'ambassadeur ottoman.—Les cachemires.—Le musulman en prières et au spectacle.
Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre, et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie. L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin; mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant.
À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être, alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et si vous restez ici, qui donc me rasera?—Mon général, répondit M. Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda et me dit: «—Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile, vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille, je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton consulaire. Mais à force d'expériences réitérées sur les barbes du commun, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini: «Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.»