Ainsi donc, dans cette construction, les deux systèmes de résistance préventive et opposée, expliqués dans nos deux fig. 40 et 40 bis, sont simultanément employés. Tout ceci peut être subtil, trop subtil, nous l'accordons; mais pour grossier ou barbare, ce ne l'est point. Les constructeurs de ce temps cherchaient sans cesse, et la routine n'avait pas prise sur eux; en cherchant, ils trouvaient, ils allaient en avant et ne disaient jamais: «Nous sommes arrivés, arrêtons-nous là»; c'est, il nous semble, un assez bon enseignement à suivre. Nous voulons aujour'd'hui une architecture de notre temps, une architecture neuve: c'est fort bien vouloir. Mais il faut savoir comment on trouve une architecture neuve. Ce n'est pas apparemment en interdisant l'étude de l'art le plus fertile en ressources de tout genre, le plus souple et le plus libre dans l'emploi des moyens matériels.
Cependant il se présentait une difficulté assez sérieuse et toute nouvelle, lorsqu'il s'agissait des voûtes des collatéraux doubles entourant des sanctuaires d'une grande étendue. Les exemples que nous venons de donner appartiennent tous à des édifices de médiocre dimension, et nous voyons qu'à Saint-Remy de Reims et dans l'église de Notre-Dame de Châlons, par exemple, la précinction extérieure comporte un plus grand nombre de points d'appui que celle intérieure, afin d'éviter les ouvertures d'arcs démesurés. Dans un choeur comme celui de la cathédrale de Paris, entouré de doubles collatéraux, il fallait nécessairement disposer les piles de façon à trouver des ouvertures d'arcs doubleaux à peu près égales pour obtenir des voûtes dont les clefs atteignissent toutes le même niveau. Les deux précinctions extérieures devaient alors comprendre un plus grand nombre de piles que celles du sanctuaire.
À la cathédrale de Paris, en effet, nous voyons (44) que la partie circulaire du sanctuaire, bâtie vers 1165, repose sur six piles, tandis que la seconde précinction en comporte onze, et la troisième quatorze. Grâce à cette disposition, les archivoltes AB, BC, etc., les arcs doubleaux DE, EF, etc., GH, HI, IP, etc., sont à peu près plantés sur des diamètres égaux, et les voûtes réunissant ces arcs ne se composent, pour porter les remplissages en moellon, que d'arcs diagonaux simples BE, EC, FI, IE, EH, HD, et non plus d'arcs croisés. Dans la galerie du premier étage, le même système de voûtes est employé et répète le plan de la première précinction. La figure X donne la forme de ces voûtes élevées sur le plan horizontal triangulaire. Les gros contre-forts KLM seuls maintiennent la stabilité de l'édifice; ils reçoivent les arcs-boutants des grandes voûtes supérieures et les petits arcs-boutants de la galerie de premier étage, bandés de G en D, de P en F, etc. Quant aux poussées des deux diagonales BE, CE des voûtes de cette galerie, elles sont contre-buttées par deux petits arcs-boutants bandés de I en E et de H en E. De sorte qu'ainsi les poussées et charges principales sont renvoyées sur les grosses piles extérieures KLM, et les poussées et charges secondaires sur les piles intermédiaires extérieures ORS 8. À l'intérieur, des colonnes monocylindriques portent seules, à rez-de-chaussée, cet édifice vaste, élevé et passablement compliqué dans ses combinaisons de coupes. Il n'est pas besoin d'être fort expert en architecture pour reconnaître, rien qu'en jetant les yeux sur la fig. 44, que l'intention évidente du maître de l'oeuvre a été d'occuper, avec ses points d'appui, le moins de place possible à l'intérieur, qu'il a tenu en même temps à couvrir les deux collatéraux par des voûtes dont les sommets fussent tous au même niveau, afin de pouvoir placer sur ces voûtes l'aire d'une galerie et des dallages ayant une pente régulière vers le périmètre extérieur. Peu après la construction de cette abside, les constructeurs, cependant, rapprochèrent les piles ABC de manière à obtenir, autour des sanctuaires, des travées plus étroites que celles parallèles à l'axe, et ils surélevèrent les archivoltes AB, BC; mais nous devons reconnaître qu'il y a, dans la disposition du rond-point de Notre-Dame de Paris, une ampleur, une indépendance de conception qui nous séduisent. Les voûtes sont adroitement bandées sur ces piles, dont le nombre augmente à chaque précinction. Cela est habile sans effort et sans recherche. Remarquons aussi que les voûtes gothiques seules permettaient l'emploi de ce mode, et que les premiers architectes qui les appliquèrent à leurs constructions surent immédiatement en tirer tout le parti possible.
Dans l'espace de vingt-cinq ans, les architectes de la fin du XIIe siècle étaient donc arrivés à obtenir les résultats qui avaient été la préoccupation de leurs prédécesseurs pendant l'époque romane, savoir: de voûter des édifices larges et élevés, en ne conservant à l'intérieur que des points d'appui grêles. Le triomphe de la construction équilibrée par l'opposition des poussées et par l'adjonction de charges supérieures réduisant ces poussées à une action verticale, était donc complet; il ne restait plus qu'à simplifier et perfectionner les moyens d'exécution. C'est ce que les constructeurs du XIIIe siècle firent, souvent avec trop d'audace et de confiance en leur principe d'équilibre, mais toujours avec intelligence. Il est évident que la sagacité était la qualité dominante des apôtres de la nouvelle école. Leurs efforts tendaient, sans répit, à renchérir sur l'oeuvre précédente, à pousser les conséquences du principe admis jusqu'à l'abus; si bien que, pendant le XIVe siècle, il y eut réaction, et que les constructions où les questions d'équilibre sont résolues avec le plus de hardiesse sont celles qui furent élevées pendant la seconde moitié du XIIIe siècle. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce fait.
Si l'on veut constater l'extrême limite à laquelle arrivèrent les architectes de la fin du XIIe siècle, en fait de légèreté des points d'appui intérieurs et de stabilité obtenue au moyen de l'équilibre des forces opposées, il faut aller voir le sanctuaire de l'église de Saint-Leu d'Esserent (Oise). Certaines parties de cette construction, élevée vers 1190, sont faites pour exciter notre étonnement.
Ce sanctuaire se compose, dans le rond-point, de quatre colonnes monostyles, deux grosses et deux grêles ainsi disposées (45). Les deux colonnes A n'ont que 0,50 c. de diamètre, celles B 0,85 c. environ. Une vue perspective des deux travées sur plan circulaire reposant sur les colonnes A (45 bis) nous indique assez, après ce que nous venons de dire, que les constructeurs ne comptaient alors que sur l'équilibre des forces agissantes et résistantes pour maintenir une masse pareille sur un point d'appui aussi grêle.
On voit la colonne A, de 0,50 c. de diamètre, couronnée par un chapiteau extrêmement évasé (voy. CHAPITEAU, fig. 21), sur lequel reposent un sommier puissant et les trois colonnettes monolithes portant les retombées des voûtes supérieures. Le sommier est assez empatté pour recevoir la pile du triforium et le mur qui le clôt. L'arc-boutant extérieur pousse toute cette construction du dehors au dedans; mais, étant élevée sur plan circulaire, elle ne peut être chassée à l'intérieur, et plus l'arc-boutant appuie sur la tête de la pile, et plus la construction prend de l'assiette. La charge énorme que reçoit verticalement la colonne A assure sa stabilité. L'équilibre ne peut être rompu, et, en effet, ce chevet n'a subi aucun mouvement.
Dans l'Île-de-France, cependant, les constructeurs surent toujours garder une certaine mesure, et