On voudra bien nous pardonner cette digression; elle est nécessaire pour faire comprendre le sens des constructions dont nous allons présenter de nombreux exemples. Connaissant les tendances, l'esprit indépendant des constructeurs gothiques, leurs travaux patients au milieu d'une société qui commençait à peine à se constituer, nos lecteurs apprécieront mieux leurs efforts et le sentiment qui les provoque. Peut-être trouveront-ils comme nous, dans ces novateurs hardis, l'audacieux génie moderne distrait, mais non étouffé par la routine et les préjugés de l'esprit de système, par des doctrines exclusives.
Nous avons vu, en commençant cet article, que si la construction romaine est de tous points excellente, sage, coordonnée, comme la constitution sociale de ce peuple, une fois trouvée, elle marchait sûrement dans la même voie, suivant invariablement les mêmes lois et employant les mêmes moyens d'exécution jusqu'à la fin du Bas-Empire. Cela était bon, cela était admirable, mais cela ne pouvait se transformer. Ce fut la force principale du peuple romain de conserver sa constitution sociale malgré les symptômes de dissolution les plus évidents. Son architecture procède de même: on voit, sous les derniers empereurs païens, l'exécution s'abâtardir, le goût dégénérer; mais la construction reste la même, l'édifice romain est toujours romain. Si ce n'est la voûte sphérique sur pendentifs qui apparaît à Byzance alors que l'empire romain touche à sa fin, nul progrès, nulle transformation, nul effort. Les Romains construisent comme les abeilles font leurs cellules: cela est merveilleux; mais les ruches d'aujourd'hui se remplissent comme les ruches du temps de Noé. Donnons aux architectes des thermes de Titus de la fonte, des fers forgés, de la tôle, du bois et du verre, et demandons-leur de faire une halle, ils nous diront qu'on ne peut rien construire avec ces matières. Le génie moderne est autre: dites-lui d'élever une salle de vingt mètres d'ouverture avec du carton, il ne vous dira pas que la chose soit impossible; il essayera, il inventera des moyens pour donner de la rigidité au carton, et nous pouvons être assurés qu'il élèvera la salle.
Le Romain trace le plan de son édifice avec un grand sens; il prend les bases nécessaires, il procède avec assurance: nulle inquiétude pendant l'exécution; il est certain du résultat prévu d'avance, il a pris toutes les précautions nécessaires, il monte sa construction avec sécurité, rien ne peut contrarier ses projets; il a su écarter toutes les éventualités, il dort tranquille pendant que son édifice s'élève sur ses bases inébranlables. Que lui manque-t-il d'ailleurs? La place? il la prend. Les matériaux? il les trouve partout: si la nature les lui refuse, il les fabrique. Les bras, les transports, l'argent? il est le maître du monde. Le Romain est un être surhumain: il a quelque chose de la grandeur mesurée que l'on prête à la Divinité; rien ne peut entraver son pouvoir. Il bâtit comme il veut, où il veut, à la place qu'il choisit, à l'aide des bras qui lui sont aveuglément soumis. Pourquoi irait-il se créer des difficultés à plaisir? Pourquoi inventerait-il des machines propres à monter les eaux des rivières à une grande hauteur, puisqu'il peut aller chercher leur source dans les montagnes et les amener dans la ville par une pente naturelle, à travers de vastes plaines? Pourquoi lutter contre l'ordre régulier des choses de ce monde, puisque ce monde, hommes et choses, est à lui?
L'erreur des premiers temps du moyen âge, ça été de croire que, dans l'état d'anarchie où la société était tombée, on pouvait refaire ce qu'avaient fait les Romains. Aussi, tant que cette époque de transition se traîne sur les traces des traditions romaines, quelle impuissance! quelle pauvreté! Mais bientôt surgit l'esprit des sociétés modernes; à ce désir vain de faire revivre une civilisation morte succède l'antagonisme entre les hommes, la lutte contre la matière. La société est morcelée, l'individu est responsable, toute autorité est contestée, parce que tous les pouvoirs se neutralisent, se combattent, sont victorieux tour à tour. On discute, on cherche, on espère. Parmi les débris de l'antiquité, ce ne sont pas les arts que l'on va exhumer, mais la philosophie, la connaissance des choses. Au XIIe siècle déjà, c'est chez les philosophes grecs que les esprits d'élite vont chercher leurs armes. Alors cette société, encore si imparfaite, si misérable, est dans le vrai; ses instincts la servent bien; elle prend aux restes du passé ce qui peut l'éclairer, la faire marcher en avant. Vainement le clergé lutte contre ces tendances; malgré tout le pouvoir dont dispose la féodalité cléricale, elle-même est entraînée dans le mouvement; elle voit naître chaque jour autour d'elle l'esprit d'examen, la discussion, la critique. D'ailleurs, à cette époque, tout ce qui tend à abaisser une puissance est soutenu par une puissance rivale. Le génie national profite habilement de ces rivalités: il se forme, il s'enhardit; matériellement dominé toujours, il se rend moralement indépendant, il suit son chemin à lui, à travers les luttes de tous ces pouvoirs trop peu éclairés encore pour exiger, de la foule intelligente qui s'élève, autre chose qu'une soumission matérielle. Bien d'autres, avant nous, ont dit, avec plus d'autorité, que l'histoire politique, l'histoire des grands pouvoirs, telle qu'on la faisait autrefois, ne présente qu'une face étroite de l'histoire des nations; et d'illustres auteurs ont en effet, de notre temps, montré qu'on ne peut connaître la vie des peuples, leurs développements, les causes de leurs transformations et de leurs progrès, qu'en fouillant dans leur propre sein. Mais ce qu'on n'a point fait encore, c'est l'histoire de ces membres vivaces, actifs, intelligents, étrangers à la politique, aux guerres, au trafic; qui, vers le milieu du moyen âge, ont pris une si grande place dans le pays; de ces artistes ou artisans, si l'on veut, constitués en corporations; obtenant des priviléges étendus par le besoin qu'on avait d'eux et les services qu'ils rendaient; travaillant en silence, non plus sous les voûtes des cloîtres, mais dans l'atelier; vendant leur labeur matériel, mais conservant leur génie indépendant, novateur; se tenant étroitement unis et marchant tous ensemble vers le progrès, au milieu de cette société qui se sert de leur intelligence et de leurs mains, sans comprendre l'esprit libéral qui les anime.
Que d'autres entreprennent une tâche tracée seulement ici par nous: elle est belle et faite pour exciter les sympathies; elle embrasse des questions de l'ordre le plus élevé; elle éclairerait peut-être certains problèmes posés de nos jours et qui préoccupent, non sans cause, les esprits clairvoyants. Bien connaître le passé est, nous le croyons, le meilleur moyen de préparer l'avenir; et de toutes les classes de la société, celle dont les idées, les tendances, les goûts varient le moins, est certainement la classe laborieuse, celle qui produit. En France, cette classe demande plus ou autre chose que son pain de chaque jour: elle demande des satisfactions d'amour-propre; elle demande à conserver son individualité; elle veut des difficultés à résoudre, car son intelligence est encore plus active que ses bras. S'il faut l'occuper matériellement, il faut aussi l'occuper moralement; elle veut comprendre ce qu'elle fait, pourquoi elle le fait, et qu'on lui sache gré de ce qu'elle a fait. Tout le monde admet que cet esprit règne parmi nos soldats, et assure leur prépondérance: pourquoi donc ne pas reconnaître qu'il réside chez nos artisans? Pour ne parler que des bâtiments, la main-d'oeuvre a décliné chez nous aux époques où l'on a prétendu soumettre le labeur individuel à je ne sais quelles règles classiques établies par un pouvoir absolu. Or, quand la main-d'oeuvre décline, les crises sociales ne se font guère attendre en France. De toutes les industries, celle