Du reste, les meneaux comme les roses servent de cintres aux arcs qui les recouvrent ou les entourent, et ces châssis de pierre ne peuvent sortir de leur plan vertical à cause de la rainure ménagée dans ces arcs (14). Quelquefois, comme dans les fenêtres des bas côtés de la nef de la cathédrale d'Amiens par exemple, la rainure destinée à maintenir les meneaux dans un plan vertical est remplacée par des crochets saillants ménagés dans quelques-uns des claveaux de l'archivolte (15); ces crochets intérieurs et extérieurs entre lesquels passe le meneau remplissent l'office des pattes à scellement de nos châssis de bois.
Un des grands principes qui ont dirigé les constructeurs des XIIIe et XIVe siècles dans la disposition de leur appareil, ç'a été de laisser à chaque partie de la construction sa fonction, son élasticité, sa liberté de mouvement, pour ainsi dire. C'était le moyen d'éviter les déchirements dans des gigantesques monuments. Lorsque des arcs sont destinés à présenter une grande résistance à la pression, ils sont composés de plusieurs rangs de claveaux soigneusement extradossés et d'une dimension ordinaire (de 0m,30 à 0m,40 environ), sans liaisons entre eux, de manière à permettre à la construction de tasser, de s'asseoir sans occasionner des ruptures de voussoirs; ce sont autant de cercles concentriques indépendants les uns des autres, pouvant se mouvoir et glisser même les uns sur les autres (16).
De même qu'une réunion de planches de bois cintrées sur leur plat et concentriques, présente une plus grande résistance à la pression, par suite de leur élasticité et de la multiplicité des surfaces, qu'une pièce de bois homogène d'une dimension égale à ce faisceau de planches; de même ces rangs de claveaux superposés et extradossés sont plus résistants, et surtout conservent mieux leur courbe lorsqu'il se produit des tassements ou des mouvements, qu'un seul rang de claveaux dont la flèche serait égale à celle des rangs de claveaux ensemble. Nous devons ajouter que les coupes des claveaux des arcs sont toujours normales à la courbe. Dans les arcs formés de deux portions de cercle, vulgairement désignés sous le nom d'ogives, toutes les coupes des claveaux tendent aux centres de chacun des deux arcs (17), de sorte que dans les arcs dits en lancettes les lits des claveaux présentent des angles très-peu ouverts avec l'horizon (18). C'est ce qui fait que ces arcs offrent une si grande résistance à la pression et poussent si peu. L'intersection des deux arcs est toujours divisée par un joint vertical; il n'y a pas, à proprement parler, de clef; en effet, il ne serait pas logique de placer une clef à l'intersection de deux arcs qui viennent buter l'un contre l'autre à leur sommet, et l'ogive n'est pas autre chose.
La dernière expression du principe que nous avons émis plus haut se rencontre dans les édifices du XIVe siècle. L'appareil des membres de la construction qui portent verticalement diffère essentiellement de l'appareil des constructions qui buttent ou qui contribuent à la décoration. L'église de Saint-Urbain de Troyes nous donne un exemple très-remarquable de l'application de ce principe dans toute sa rigueur logique. La construction de cette église ne se compose réellement que de contre-forts et de voûtes; les contre-forts sont élevés par assises basses posées sur leurs lits; quant aux arcs-boutants, ce ne sont que des étais de pierre et non point des arcs composés de claveaux; les intervalles entre les contre-forts ne sont que des claires-voies en pierre comme de grands châssis posés en rainure entre ces contre-forts; les chéneaux sont des dalles portant sur la tête des contre-forts et soulagés dans leur portée par des liens en pierre formant des pignons à jour, comme seraient des liens de bois sous un poitrail; les décorations qui ornent les faces de ces contre-forts ne sont que des placages en pierre de champ posée en délit et reliée au corps de la construction de distance en distance, par des assises qui font partie de cette construction. Les murs des bas côtés ne sont que des cloisons percées de fenêtres carrées à meneaux, éloignées des formerets des voûtes. Les arêtes (arcs ogives) des voûtes des porches se composent de dalles de champ qui reçoivent sur un repos les triangles de ces voûtes, et, s'élevant au-dessus d'eux, sont taillées de manière à porter le dallage de la couverture comme le feraient les arêtiers d'une charpente.
Il semble que l'architecte de ce charmant édifice ait cherché, dans la disposition de l'appareil de ses constructions, à économiser autant que faire se peut la pierre de taille. Et cependant cette église porte ses cinq cents ans sans que sa construction ait notablement souffert, malgré l'abandon et des restaurations inintelligentes. La manière ingénieuse avec laquelle l'appareil a été conçu et exécuté a préservé cet édifice de la ruine, que son excessive légèreté semblait promptement provoquer. L'étude de l'appareil des monuments du moyen âge ne saurait donc être recommandée; elle est indispensable lorsqu'on veut les restaurer sans compromettre leur solidité, elle est utile toujours, car jamais cette science pratique n'a produit des résultats plus surprenants avec des moyens plus simples, avec une connaissance plus parfaite des matériaux, de leur résistance et de leurs qualités.
Dans les édifices du XIe au XVIe siècle, les linteaux ne sont généralement employés que pour couvrir de petites ouvertures, et sont alors d'un seul morceau. Dans les édifices civils particulièrement, où les fenêtres et les portes sont presque toujours carrées, les liteaux sont hauts, quelquefois taillés en triangle (19) pour mieux résister à la pression, ou soulagés près de leur portée par des consoles tenant aux pieds-droits (20). Quand ces linteaux doivent avoir une grande longueur, comme dans les cheminées dont les manteaux souvent jusqu'à quatre ou cinq mètres de portée, les linteaux sont appareillés en plates-bandes (21) à joints simples ou à crossettes (22), ou à tenons (23).
Les constructeurs connaissaient donc alors la plate-bande appareillée, et s'ils ne l'employaient que dans des cas exceptionnels et lorsqu'ils ne pouvaient faire autrement, c'est qu'ils avaient reconnu les inconvénients de ce genre d'appareil. D'ailleurs il existe du côté du Rhin, là où les grès rouges des Vosges donnent des matériaux très résistants et tenaces, un grand nombre de plates-bandes appareillées dans des édifices des XIIe, XIIIe et XIVe siècles. Dans la portion du château de Coucy, qui date du XVe siècle, on voit encore d'immenses fenêtres carrées dont les linteaux, qui n'ont pas moins de quatre mètres de portée, sont appareillés en claveaux, sans aucun ferrement pour les empêcher de glisser. Mais ce sont là des exceptions; les portions d'arcs de cercle sont toujours préférées par les appareilleurs anciens (24), du moment que les portées sont trop grandes pour permettre l'emploi de linteaux d'un seul morceau.
Depuis l'époque romane jusqu'au XVe siècle exclusivement on ne ravalait pas les édifices, les pierres n'étaient point posées épannelées, mais complètement taillées et achevées. Tout devait donc être prévu par l'appareilleur sur le chantier avant la pose. Aussi jamais un joint ne vient couper gauchement un bas-relief, un ornement ou une moulure. Les preuves de ce fait intéressant abondent: 1° les marques de tâcherons qui se rencontrent sur les pierres; 2° les coups de bretture, qui diffèrent à chaque pierre; 3° l'impossibilité de refouiller certaines moulures ou sculptures après la pose comme dans la fig. 8, par exemple; 4° les tracés des fonds de moulures que l'on retrouve dans les joints derrière les ornements (25);
5° les erreurs de mesures, qui ont forcé les poseurs de couper parfois une portion d'une feuille d'une sculpture pour faire entrer à sa place une pierre taillée sur le chantier; 6° les combinaisons et pénétrations de moulures de meneaux, qu'il serait impossible d'achever sur le tas si la pierre eût été posée épannelée seulement;