Note sur l'invasion des Sarrasins dans le Lyonnais
NOTE SUR L’INVASION DES SARRASINS DANS LE LYONNAIS
.... Au surplus, le fait de l’incendie se déduit si naturellement de la présence des Sarrasins, constatée par la nomenclature locale, que l’on pourrait déjà se rendre à cette évidence lors même que la légende latine ne nous y autoriserait pas. Tout le pays est couvert de noms mauresques.
La tradition elle-même n’a recueilli que des contes sur les conquêtes et les talents des Sarrasins.
Un des évènements les plus graves de l’histoire de France, dont les conséquences ont failli changer non-seulement la face de notre pays, mais de la chrétienté tout entière, l’envahissement du pays des Visigoths et des Francs par les conquérants arabes a été si peu ou si mal décrit qu’on ne sait aujourd’hui où s’enquérir des détails de cette épopée, et que tout manque à l’investigation du savant.
Un samedi de la fin d’octobre 732, dit M. Henri Martin, le 3 octobre 732, disent quelques autres écrivains, Abdérame fut vaincu, dans les plaines de Poitiers, par le célèbre chef austrasien Charles-Martel; la déroute des Arabes fut affreuse; leur camp, rempli de richesses, fut pillé, et eux-mêmes eurent une peine infinie à regagner Narbonne ou à traverser les Pyrénées; pour ce premier fait, c’est à peu près tout. Arabes et chrétiens gardent sur cette défaite un prudent silence. Et cependant la France était sauvée, le christianisme restait possesseur du continent européen, et la fortune du Prophète avait reçu un échec dont la honte ne devait jamais s’effacer.
On sait encore vaguement que Lyon, Mâcon, Autun furent pris et ravagés, que la ville d’Auxerre eut le même sort; que sa citadelle résista; enfin que l’archevêque de Sens repoussa et mit en fuite les envahisseurs; mais là aussi les dates précises et les détails nous font défaut. D’ailleurs le vaillant prélat n’eut-il affaire qu’à une troupe de fourrageurs traversant la France par l’Aquitaine et l’Orléanais avant le désastre de Poitiers, et venue, par hasard, se heurter aux murs de sa petite cité, comme l’avance M. Henri Martin1, ou eut-il à repousser cette armée formidable d’Athim et d’Amorrhée2, venue, quatre ans plus tard, par la vallée du Rhône, pour attaquer les Francs au centre de leur puissance, comme le soutiennent nos vieux chroniqueurs bourguignons? les Arabes, qui devaient atteindre bientôt à une si haute civilisation, vinrent-ils en conquérants ou en ravageurs? voulaient-ils piller ou coloniser? détruisirent-ils dès leur premier choc toutes les cités qu’ils trouvèrent sur leur passage ou ne s’attaquèrent-ils qu’aux biens du clergé? les avis sont partagés, ou plutôt l’histoire moderne n’a pas d’avis. Nul écrivain ne paraît attacher quelque importance à ces détails. Moins dédaigneux, nous allons essayer de nous prononcer, et dès l’abord nous ne cacherons point nos sympathies pour nos vieux chroniqueurs, et cela uniquement parce qu’ils habitaient le pays où ces terribles événements se sont passés.
L’histoire écrite au fond d’une bibliothèque, avec l’aide de copistes et de collectionneurs qui cherchent des dates et vous préparent vos matériaux, pourra bien briller par un plan vaste, une philosophie sévère, un style magique et des qualités d’ensemble qui assurent la vogue à votre ouvrage et l’immortalité à votre nom; mais si les grands faits sont rapportés d’une manière satisfaisante, combien de détails vous échappent! combien d’erreurs vous répétez avec vos devanciers3! Aujourd’hui la science commence à vouloir visiter elle-même les lieux qu’elle décrit. Elle suit pas à pas la marche des armées, cherche le gué des rivières, tourne le flanc des montagnes et voit pourquoi telle invasion s’est arrêtée. Des hommes spéciaux font l’histoire d’une cité ou d’une province et, en face d’un champ de bataille, comprennent le choc des bataillons, voient fuir les vaincus, campent ou marchent avec les vainqueurs. La chronique du château explique celle de la contrée, la tradition vient en aide aux documents écrits; l’histoire provinciale se forme, et, sous le contrôle de l’homme du pays qui a vu, l’histoire générale se complète ou se rectifie, l’obscurité se dissipe, et le savoir patient trouve enfin la vérité.
Pour connaître ce qu’a été le séjour des Sarrasins dans nos contrées, il faut, non pas consulter les érudits, surtout ceux qui ont écrit loin de nous, mais aller de chaumière en chaumière, des marécages de la Dombes aux flancs escarpés du Jura. Là, tout vous rappellera le passage, les triomphes ou les défaites de ces guerriers que le fanatisme amena du fond des déserts de l’Asie, et dont la grande histoire a si bien perdu les traces qu’elle ne sait plus où les trouver. Une lettre de Leidrade à Charlemagne nous apprend qu’il relève les monastères détruits par les Sarrasins; la Chronique de l’abbaye d’Ambronay atteste que le monastère, fondé par saint Maur, l’église consacrée à la Sainte-Vierge et la statue, objet de la vénération des fidèles, ont été renversés par les païens. Ces païens n’étaient pas les Hongrois venus deux siècles plus tard, puisque saint Barnard avait déjà, en 803, reconstruit la chapelle et le couvent. L’histoire de Lyon nous apprend que les recluseries de la Platière et de Saint-Clair, les églises de Saint-Georges et de Saint-Paul, les abbayes déjà célèbres de Saint-Pierre et de l’Ile-Barbe étaient tombées sous les coups des sectateurs du Coran, mais ni M. Henri Martin ni nos autres historiens ne nous disent quel fut le sort des armées musulmanes après les derniers triomphes de Charles-Martel; M. Reinaud ne croit pas que des tribus sarrasines aient pu rester parmi nous, et M. Pilot met au nombre des fables la prise de Grenoble par les Maures et la présence de bandes sarrasines dans les montagnes du Dauphiné.
Quant à nous qui, au fond de nos vallées, avons vu ces familles au teint brun, aux coutumes bizarres, au nom sans contredit oriental, et qui se disent elles-mêmes d’origine arabe, nous croyons qu’on pourrait compléter ce que l’histoire ne dit pas ou rectifier ce qu’elle avance d’erroné. Les tribus arabes n’ont pas regagné l’Espagne, et cependant elles n’ont pas été anéanties par les Francs. Poursuivies par un ennemi supérieur, elles ont traversé la Saône et se sont réfugiées dans les marécages de la Dombes, les forêts de la Bresse ou les gorges escarpées du Jura et du Dauphiné; la preuve, c’est qu’elles y sont encore. Si l’homme qui écrit l’histoire d’un peuple ne peut approfondir tous les faits, si l’écrivain systématique nie, de parti pris, ce qui lui paraît singulier ou bizarre, c’est aux esprits moins vastes ou moins entiers à descendre dans ces infiniment petits qui auront peut-être aussi un jour leur utilité et leur importance.
Battus à Poitiers, qu’ils traversaient en allant s’emparer du trésor de Saint-Martin, et bien avant d’avoir atteint cette Neustrie qu’on leur avait dite si opulente et si bonne à ravager4, les Arabes et les Bérébères, âpres à la conquête, avides de pillage et ardents à se venger, après avoir, pendant quatre ans, réparé les désastres de leur défaite, attaquèrent le pays des Francs par la partie orientale, plus facile à envahir. D’immenses renforts accourus de l’Afrique et de l’Asie avaient couvert l’Espagne, franchi les Pyrénées et s’étaient répandus dans cette Septimanie où déjà plus d’une fois les Visigoths leur avaient tendu la main5. Organisés en vue de toutes les prévisions; accompagnés de leurs femmes et de leurs troupeaux comme pour coloniser6, mais surtout fiers d’une cavalerie nombreuse et sans égale, les Arabes remontèrent le cours du Rhône sans presque livrer de combats7. La Bourgogne, écrasée par le despotisme et l’avidité des Francs, ouvrit ses portes aux musulmans qu’elle reçut presque comme des libérateurs8. Le clergé seul protesta contre les propagateurs d’une religion nouvelle, et le clergé seul eut à subir les lois de la guerre avec une impitoyable rigueur. Les juifs surtout firent cause commune avec les musulmans, et leur influence, puissante dans toutes les cités, ne contribua pas peu à faciliter l’envahissement du pays9. A Loudun, comme ils appelaient Lyon, les musulmans s’emparèrent des biens de l’Église, renversèrent les couvents10, mais respectèrent la population; le culte extérieur