Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondes bousculades dans la foule.
«Je vous assure qu'ils ne passeront pas avant cinq heures et demie», disait un grand diable assis devant un café du quai de Gesvres, en compagnie de M. et de Mme Charbonnel.
C'était Gilquin, Théodore Gilquin, l'ancien locataire de Mme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Ce jour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement complet à vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures; et il avait des bottes crevées, des gants havane, un large chapeau de paille sans ruban.
Quand il mettait des gants, Gilquin était habillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avait fait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.
«Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant de la main les longues moustaches qui balafraient de noir sa face d'ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n'est-ce pas? eh bien, laissez-moi régler l'ordre et la marche de la petite fête.» Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes. Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sous prétexte qu'il fallait arriver les premiers. C'était un petit café qu'il connaissait, où l'on était parfaitement bien, disait-il; et il tutoyait le garçon.
Les Charbonnel, résignés, l'écoutaient, très surpris de l'abondance et de la variété de sa conversation; Mme Charbonnel n'avait voulu qu'un verre d'eau sucrée; M. Charbonnel prenait un verre d'anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois, au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlait du baptême, comme s'il avait passé le matin aux Tuileries, pour avoir des renseignements.
«L'impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu des couches superbes. Oh! c'est une gaillarde! Vous allez voir quelle prestance elle a… L'empereur, lui, est revenu avant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations… Hein! quel malheur que ces inondations!» Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait une légère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en plus compacte.
«Que de monde! murmura-t-elle.
– Pardi! cria Gilquin, il y a plus de trois cent mille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains de plaisir amènent ici toute la province… Tenez, voilà des Normands là-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois. Oh! je les flaire tout de suite, moi! J'ai joliment roulé ma bosse.» Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse était fermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leurs employés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint à citer des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie et les fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent mille francs; mais c'était une misère, car un palefrenier des Tuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seul coûterait près de deux cent mille francs. Si l'empereur n'ajoutait qu'un million pris sur la liste civile, il devrait s'estimer heureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.
«Cent mille francs! répéta Mme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi donc est-elle? qu'est-ce qu'on a donc mis après?» Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles si chères! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Et il continua ses calculs: cinquante mille francs étaient alloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le même jour que le petit prince, et dont l'empereur et l'impératrice avaient voulu être parrain et marraine; quatre-vingt-cinq mille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour les auteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donna des détails sur les cent vingt mille médailles commémoratives distribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et des salles d'asile, aux sous-officiers et aux soldats de l'armée de Paris. Il en avait une il la montra. C'était une médaille de la grandeur d'une pièce de dix sous, portant d'un côté les profils de l'empereur et de l'impératrice, de l'autre celui du prince impérial, avec la date du baptême: 14 juin 1856.
«Voulez-vous me la céder?» demanda M. Charbonnel.
Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour le prix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, il dit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant, Mme Charbonnel regardait les profils du couple impérial. Elle s'attendrissait.
«Ils ont l'air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus, l'un contre l'autre, comme de braves gens… Voyez donc, monsieur Charbonnel, on dirait deux têtes sur le même traversin, quand on regarde la pièce de cette façon.» Alors, Gilquin revint à l'impératrice, dont il exalta la charité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné des après-midi entiers à la création d'une maison d'éducation pour les jeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Elle venait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq sous par cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petit prince, et cette somme allait, d'après son désir, servir à l'apprentissage d'une centaine d'orphelins. Gilquin, légèrement gris déjà, ouvrait des yeux terribles en cherchant des inflexions tendres, des expressions alliant le respect du sujet à l'admiration passionnée de l'homme.
Il déclarait qu'il ferait volontiers le sacrifice de sa vie, aux pieds de cette noble femme. Mais, autour de lui, personne ne protestait. Le brouhaha de la foule était au loin comme l'écho de ses éloges, s'élargissant en une clameur continue. Et les cloches de Notre-Dame, à toute volée, roulaient par-dessus les maisons l'écroulement de leur joie énorme.
«Il serait peut-être temps d'aller nous placer», dit timidement M. Charbonnel, qui s'ennuyait d'être assis.
Mme Charbonnel s'était levée, ramenant son châle jaune sur son cou.
«Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver des premiers, et nous restons là, à laisser passer tout le monde devant nous.» Mais Gilquin se fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petite table de zinc. Est-ce qu'il ne connaissait pas son Paris? Et, pendant que Mme Charbonnel, intimidée, retombait sur sa chaise, il cria au garçon de café:
«Jules, une absinthe et des cigares!» Puis, quand il eut trempé ses grosses moustaches dans son absinthe, il le rappela furieusement.
«Est-ce que tu te fiches de moi? Veux-tu bien m'emporter cette drogue et me servir l'autre bouteille, celle de vendredi!.. J'ai voyagé pour les liqueurs, mon vieux. On ne met pas dedans Théodore.» Il se calma, lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui, lui eut apporté la bouteille. Alors, il donna des tapes amicales sur les épaules des Charbonnel, il les appela papa et maman.
«Quoi donc! maman, les petons vous démangent?
Allez, vous avez le temps de les user, d'ici à ce soir!..
«Voyons, que diable! mon gros père, est-ce que nous ne sommes pas bien, devant ce café? Nous sommes assis, nous regardons passer le monde… Je vous dis que nous avons le temps. Faites-vous servir quelque chose.
– Merci, nous avons notre suffisance», déclara M. Charbonnel. Gilquin venait d'allumer un cigare. Il se renversait, les pouces aux entournures de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sur sa chaise. Une béatitude noyait ses yeux. Tout d'un coup, il eut une idée.
«Vous ne savez pas? cria-t-il, eh bien, demain matin, à sept heures, je suis chez vous et je vous emmène, je vous fais voir toute la fête. Hein! voilà qui est gentil.» Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. Mais, lui, expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de montreur d'ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal et promenade dans la ville.
L'après-midi, à l'esplanade des Invalides, représentations militaires, mâts de cocagne, trois cents ballons perdus emportant des cornets de bonbons, grand ballon avec