Elle s'était soulevée, ouvrant les bras, laissant glisser la dentelle. Alors, elle reparut, plus nue, tendant la gorge, coulant ses épaules hors de la gaze, d'un mouvement si souple de chatte amoureuse, qu'elle sembla jaillir de son corsage. Ce fut une vision brusque, comme une récompense et une promesse accordées à Rougon.
Et n'était-ce pas le morceau de dentelle qui avait glissé?
Elle le ramenait déjà, elle le nouait plus étroitement.
«Chut! murmura-t-elle, Luigi gronde.» Et elle courut auprès du peintre, se pencha une seconde fois, lui parlant très vite, dans le cou. Rougon, quand elle ne fut plus là, toute vibrante, frotta rudement ses mains, énervé, presque fâché. Elle lui causait à fleur de peau une irritation extraordinaire. Et il s'injuriait. A vingt ans, il n'aurait pas été plus bête. Elle venait de le confesser comme un enfant, lui qui depuis deux mois cherchait à la faire parler, sans tirer d'elle autre chose que de beaux rires. Elle n'avait eu qu'à lui refuser un instant ses poignets; il s'était oublié jusqu'à tout dire, pour qu'elle les lui rendît. Maintenant, cela devenait clair, elle le conquérait, elle discutait s'il valait encore la peine d'être séduit.
Rougon eut un sourire d'homme fort. Il la briserait quand il voudrait. N'était-ce pas elle qui le provoquait?
Et des pensées malhonnêtes lui venaient, tout un projet de séduction, dans lequel il la plantait là, après avoir été son maître. En vérité, il ne pouvait jouer le rôle d'un imbécile avec cette grande fille qui lui montrait ainsi ses épaules. Pourtant, il n'était plus bien sûr que la dentelle ne se fût pas dénouée toute seule.
«Est-ce que vous trouvez que j'ai les yeux gris, vous?» demanda Clorinde, en se rapprochant.
Il se leva, la regarda de tout près, sans troubler le calme limpide de ses yeux. Mais, comme il avançait les mains, elle lui donna une tape. Il n'avait pas besoin de toucher. Elle était très froide, à présent. Elle s'enveloppait dans son chiffon, avec une pudeur qui s'alarmait des moindres trous. Il eut beau la plaisanter, la taquiner; faire mine d'employer la force, elle se couvrait davantage, poussait de petits cris, quand il effleurait la dentelle. D'ailleurs, elle ne voulut plus se rasseoir. «J'aime mieux marcher un peu, disait-elle; ça me dérouille les jambes.» Alors, il la suivit, ils marchèrent ensemble, de long en large. Il tâcha de la confesser à son tour. D'ordinaire, elle ne répondait pas aux questions. Elle avait une causerie à sauts brusques, coupée d'exclamations, entremêlée d'histoires qu'elle ne finissait jamais. Comme il l'interrogeait habilement sur une absence de quinze jours qu'elle avait faite avec sa mère, le mois précédent, elle enfila une suite interminable d'anecdotes sur ses voyages. Elle était allée partout, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne; elle avait tout vu. Puis, c'était une pluie de petites observations puériles sur la nourriture, sur les modes, sur le temps qu'il faisait. Quelquefois, elle commençait un récit dans lequel elle se mettait en scène, avec des personnages connus qu'elle nommait; Rougon tendait l'oreille, croyant qu'elle allait enfin laisser échapper une confidence; mais le récit tournait à l'enfantillage, ou bien restait sans dénouement. Ce jour-là encore, il n'apprit rien. Elle avait sur la face son rire qui la masquait. Elle demeurait impénétrable, au milieu de son expansion bavarde. Rougon, assourdi par ces renseignements stupéfiants dont les uns démentaient les autres, en arrivait à ne plus savoir s'il avait auprès de lui une bambine de douze ans, innocente jusqu'à la bêtise, ou quelque femme très savante, retourne à la naïveté par un raffinement.
Clorinde interrompit une aventure qui lui était arrivée dans une petite ville d'Espagne, la galanterie d'un voyageur dont elle avait dû accepter le lit, pendant qu'il dormait sur une chaise.
«Il ne faut pas retourner aux Tuileries, dit-elle sans transition aucune. Faites-vous regretter.
– Merci bien, mademoiselle Machiavel», répondit-il en riant.
Elle rit plus fort que lui. Mais elle ne continua pas moins à lui donner des conseils excellents. Et comme il tentait encore de lui pincer les bras, en manière de jeu, elle se fâcha, elle cria qu'on ne pouvait causer deux minutes sérieusement. Ah! si elle était un homme! comme elle saurait faire son chemin! Les hommes avaient si peu de tête!
«Voyons, racontez-moi les histoires de vos amis», reprit-elle, en s'asseyant sur le bord de la table, tandis que Rougon restait debout devant elle.
Luigi, qui ne les quittait pas du regard, ferma violemment sa boîte à couleurs.
«Je m'en vais», dit-il.
Mais Clorinde courut à lui, le ramena, en jurant qu'elle allait reprendre la pose. Elle devait avoir peur de rester seule avec Rougon. Et, comme Luigi cédait, elle cherchait à gagner du temps.
«Vous me laisserez bien manger quelque chose. J'ai une faim! Oh! deux bouchées seulement.» Elle ouvrit la porte en criant:
«Antonia! Antonia!» Et elle donna un ordre en italien. Elle venait de se rasseoir au bord de la table, lorsque Antonia entra, tenant sur chacune de ses mains ouvertes une tartine de beurre. La servante les lui tendit, comme sur un plateau, avec son rire de bête qu'on chatouille, un rire qui fendait sa bouche rouge dans sa face noire. Puis, elle s'en alla, en essuyant ses mains contre sa jupe. Clorinde la rappela pour lui demander un verre d'eau.
«Voulez-vous partager? dit-elle à Rougon. C'est très bon, le beurre. Quelquefois, j'y mets du sucre. Mais il ne faut pas toujours être gourmande.».
Elle ne l'était guère, en effet. Rougon l'avait surprise, un matin, en train de manger pour déjeuner un morceau d'omelette froide, cuite de la veille. Il la soupçonnait d'avarice, un vice italien.
«Trois minutes, n'est-ce pas, Luigi?» cria-t-elle en mordant à la première tartine.
Et revenant à Rougon, toujours debout devant elle, elle demanda:
«Voyons, M. Kahn, par exemple, quelle est son histoire, comment est-il député?» Rougon se prêta à ce nouvel interrogatoire, espérant tirer d'elle quelque confidence forcée. Il la savait très curieuse de la vie de chacun, l'oreille tendue à toutes les indiscrétions, sans cesse aux aguets des intrigues compliquées au milieu desquelles elle vivait. Elle avait le souci des grandes fortunes.
«Oh! répondit-il en riant, Kahn est né député. Il a dû faire ses dents sur les bancs de la Chambre. Sous Louis-Philippe, il siégeait déjà au centre droit, et il soutenait la monarchie constitutionnelle avec une passion juvénile. Après 48, il est passé au centre gauche, toujours très passionné, d'ailleurs; il avait écrit une profession de foi républicaine d'un style superbe. Aujourd'hui, il est revenu au centre droit, il défend passionnément l'empire… Au demeurant, est fils d'un banquier juif de Bordeaux, dirige des hauts fourneaux près de Bressuire, s'est taillé une spécialité dans les questions financières et industrielles, vit assez médiocrement en attendant la grosse fortune qu'il fera un jour, a été promu au grade d'officier le 15 août dernier…» Et Rougon cherchait, les regards perdus.
«Je n'oublie rien, je crois… Non, il n'a pas d'enfant…
– Comment! il est marié!» s'écria Clorinde.
Elle eut un geste pour dire que M. Kahn ne l'intéressait plus. C'était un sournois; jamais il n'avait montré sa femme. Alors, Rougon lui expliqua que Mme Kahn vivait à Paris, très retirée. Puis, sans attendre une interrogation, il reprit:
«Voulez-vous la biographie de Béjuin, maintenant?
– Non, non», dit la jeune fille.
Mais il continua quand même:
«Il sort de l'École polytechnique. Il a écrit des brochures que personne