Tamaris. Жорж Санд. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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l'échange de quelques plaisanteries un peu acides, il me prit le bras en me disant:

      – Mon cher docteur, il y a ici un quiproquo; je n'ai été hier qu'à Tamaris, et vous, vous avez été aujourd'hui ailleurs qu'à Tamaris, n'est-ce pas?

      La lumière se fit.

      – Ah! m'écriai-je, c'est de la bastide Roque que vous venez?

      Comme il s'en défendait, je lui racontai l'indiscrétion de la négresse, les propos des paysans et la coïncidence d'un personnage mystérieusement emmitouflé avec l'accoutrement dont il venait de se débarrasser. Il rêva quelques instants, et, regardant sa montre:

      – J'ai encore une heure de liberté, dit-il; et vous?

      – Et moi aussi.

      – Voulez-vous que nous prenions par ici, à droite, un sentier qui nous reconduit au pied du fort? La promenade est jolie, et je pourrai causer avec vous.

      Nous traversâmes un champ et gravîmes le revers de la colline qui regarde l'ouest par un escalier dans des schistes lilas, à travers les arbres et les buissons. Il n'était pas facile de causer sur une pente si roide; mais, quand nous eûmes gagné un joli coin herbu, en vue de la mer, sous les cytises, nous nous arrêtâmes, et la Florade me parla ainsi:

      – J'aime autant vous dire tout. Vous êtes un homme sérieux, vous serez discret, et puis vous me donnerez un bon conseil. J'en ai besoin. Je ne suis pas l'amant de la personne que vous avez vue, et je ne le serai pas, je vous en donne ma parole d'honneur. Si je l'avais rencontrée dans son pays, je ne me serais pas fait grand scrupule d'être le premier ami d'une fille de seize ans. A cet âge-là, les femmes de l'Orient d'une certaine classe savent fort bien ce qu'elles font, et comptent pour l'avenir sur une succession plus ou moins florissante d'amis de passage. L'opinion n'est pas sévère pour elles, car elles trouvent fort bien à se marier dans leur race, surtout quand elles ont mis de côté quelque argent.

      » J'aurais donc pu aimer Nama sans avoir de grave reproche à me faire; mais je n'aurais pas fait la sottise de l'enlever à son milieu pour la transplanter dans le mien, comme M. Roque a enlevé la mère de Nama à un riche musulman en voyage pour la transplanter dans sa triste bastide; on ne peut pas s'attacher à ces femmes déclassées et dépaysées qui sont vieilles à vingt ans, et qui, n'ayant rien de commun avec nous dans l'esprit et dans les habitudes, ne sont ni des compagnes ni des servantes. Une des, causes de la mélancolie noire à laquelle a succombé votre vieux parent – je sais qu'on vous a tout dit – est certainement cette association impossible qu'il a eu la charité de ne pas rompre, mais qui lui a pour ainsi dire ôté peu à peu la moitié de son cœur et de son cerveau.

      »Or, je ne veux pas faire comme lui. Je ne veux pas vivre conjugalement avec Nama; mais je ne veux pas non plus être son amant, car Nama est mademoiselle Roque, Française et passible des mœurs et usages de la société française. Elle a beau n'y rien comprendre, avoir été élevée dans une cave et ne pas savoir les conséquences d'une faute, je les connais, moi, et je serais un misérable si je la séduisais pour l'abandonner. Vous me croyez, j'espère, je ne suis pas menteur!

      – Je vous crois parfaitement; mais permettez-moi de vous dire…

      – Ce que vous allez me dire, je le sais! je me le suis dit à moi-même. J'ai eu tort, grand tort de rendre quelques visites à mademoiselle Roque. Écoutez l'aventure, elle n'est pas compliquée.

      »Un soir, il y a six semaines, en revenant seul de chez Pasquali, c'était trois jours après la mort tragique du vieux Roque, j'entendis des cris effroyables partir de la bastide. Je crus qu'on assassinait les femmes restées seules en cette maison en deuil. Je ne fis qu'un saut; j'enfonçai la porte d'un coup de poing, et je vis Nama pour la première fois. Étendue sur un tapis avec sa vieille négresse, elle était vêtue d'une courte tunique de laine blanche, les cheveux épars, belle comme une statue grecque…

      – Sauf l'embonpoint?

      – C'est vrai; mais la tête, les bras, les épaules, les pieds;… enfin elle est très-belle; vous ne le niez pas?

      – Je ne le nie pas. Continuez.

      – Je vous ai dit que je ne l'avais jamais vue. Je ne savais donc pas à quel point elle est musulmane, et combien, malgré une éducation à moitié catholique, elle a conservé les usages, les idées religieuses et jusqu'aux rites orientaux. Elle était là, je ne peux pas dire pleurant, mais criant son père à la manière antique; c'était comme une cérémonie qui devait durer un certain nombre d'heures, de jours ou de semaines.

      »Mon apparition l'effraya un peu. La négresse s'enfuit tout à fait épouvantée. J'allais me retirer, lorsque Nama me retint d'un geste, me montrant un siége, et semblant me prier d'attendre qu'elle eût fini ses lamentations. J'aurais dû m'en aller; mais ce spectacle me parut si curieux à observer sur la terre française, que je restai immobile et très-respectueux, je vous assure, à la regarder et à l'écouter. Elle parlait tout haut, en je ne sais quelle langue, et je devinais à sa pantomime et à son accent quelque étrange et saisissante improvisation. C'était entrecoupé de sanglots tragiques et de hurlements sauvages. Il y avait des poses superbes, des larmes plutôt gémies que pleurées, une douleur parlée plutôt que sentie; c'était beau comme une scène de Sophocle ou d'Eschyle, ou, encore mieux, comme un chant de l'Iliade; c'était naïf en même temps qu'emphatique.

      »Je fus très-ému sans que mon cœur fût précisément attendri. Ces cris et ces soupirs, qui durèrent encore une demi-heure, me causaient une excitation nerveuse que je ne peux guère définir, car les sens n'y étaient pour rien. Quelque bizarre que fût cette manifestation de ses regrets, je ne pouvais pas oublier un seul instant que c'était une fille pleurant son père enseveli la veille.

      »D'ailleurs, le cadre de la scène était lugubre. J'ai horreur du suicide, je ne le comprends pas; j'aime la vie, j'en ai toujours savouré le bienfait, en me reprochant de n'en pas savoir assez de gré au divin pouvoir qui l'a inventée. Cette chambre à demi éclairée par une lampe, ces murs blancs chargés d'ornements rouges que par moments je prenais pour des taches de sang, cette belle fille arrachant ses cheveux et meurtrissant sa poitrine et ses bras, c'était beau, mais ce n'était pas gai.

      »Quand minuit sonna, elle s'apaisa tout à coup; mais, comme je craignais, en la voyant immobile, qu'elle ne se fût évanouie, je la pris dans mes bras et je la portai sur le divan, où elle resta inerte et comme épuisée pendant quelques instants. Puis, sortant comme d'un rêve et véritablement égarée, elle se jeta à mes pieds, voulut embrasser mes genoux et baiser mes mains en me suppliant de ne pas la chasser de la maison de son père.

      »Je n'y comprenais rien. La vieille négresse rentra avec une couverture rayée dont elle enveloppa sa maîtresse et un verre d'eau qu'elle lui fit boire. Elle s'en alla de nouveau et revint encore avec des gâteaux qu'elle la pressa de manger, et, comme elle m'en offrait aussi, et que je refusais, Nama me supplia, en s'agenouillant de nouveau, de partager son repas.

      »Je voulus faire des questions; on me fit signe que l'on était condamné à garder le silence, et que, par decorum, je devais le garder aussi. Je mangeai donc d'un air hébété des pâtisseries préparées par la négresse. On me fit prendre du café, on m'alluma un cigare qu'on me mit dans la main, puis on me montra la porte d'un air abattu et respectueux en me disant: A demain. Comme je me retournais pour saluer, je vis les deux femmes, qui avaient fort bien mangé, se recoucher sur le tapis et se mettre en devoir de recommencer leur scène de désespoir. Elles s'étaient donné des forces pour accomplir jusqu'au bout cette solennité.

      »Arrivé à l'endroit où nous nous sommes rencontrés tout à l'heure, j'entendais encore des accents de désolation. Un peu plus loin, je vis de la lumière à la fenêtre d'un maraîcher du faubourg de la Seyne. La fenêtre était ouverte, et j'entendis une voix d'homme dire à sa femme, probablement réveillée par ces cris:

      » – Rien, rien! Ce sont les sorcières de la bastide Roque qui font leur sabbat. Ferme donc la fenêtre!

      »J'aurais dû ne pas retourner à cette bastide maudite. J'y retournai, poussé par la curiosité, par l'imagination, si vous voulez;