Ce fut à cette époque que le sacre de l'empereur d'Allemagne eut lieu. Cette solennité attira un monde prodigieux à Tournay: les concerts, les bals, les fêtes, s'organisaient d'avance. Je partis donc pour cette ville avec une dame artiste comme moi. Nous étions persuadées que nous trouverions des logements, ou tout au moins une chambre, dans la maison où nous avions l'habitude de descendre; mais tout avait été pris de vive force, et il y avait tellement de monde, que l'on couchait dans les granges, dans les écuries, et les tables étaient dressées dans les cours et dans les corridors.
Nous étions dans un fort grand embarras, et nous pensions déjà à retourner à Lille, lorsque nous rencontrâmes deux dames de nos connaissances de Paris; elles nous dirent qu'elles habitaient avec leurs maris une petite maison de campagne tout près de la ville; qu'elles nous y donneraient l'hospitalité pour la journée, et que l'on pourrait peut-être nous trouver un gîte pour la nuit; en pareille circonstance, on se contente de ce que l'on trouve. Le mari d'une de ces dames, M. Aigré, dans un voyage qu'il avait fait à Lille quelque temps auparavant, était venu me voir et m'avait confié qu'il émigrait. Mais, comme on fouillait à la frontière, et qu'il était défendu d'emporter de l'argent, il me pria de vouloir bien lui coudre dans une ceinture un jeu de cartes, comme il le disait en riant: c'étaient trente-deux assignats de mille francs. Cette somme, pour un si court voyage, pouvait faire soupçonner qu'il avait le projet de rejoindre l'armée de Condé: aussi je ne fus pas surprise de rencontrer sa femme à Tournay. Ils me dirent que le chevalier Blondel était avec eux et M. de *** avec sa femme, qu'ainsi j'allais me trouver en pays de connaissance.
Nous nous apprêtâmes donc à passer une journée fort agréable. Ce chevalier de Blondel avait l'esprit le plus gai et le plus original que l'on puisse rencontrer. Après le dîner, on alla se promener; mais ces messieurs restèrent pour fumer des cigares et jouer à la bouillotte. Je ne sais plus quel motif, ou plutôt quelle inspiration, nous poussa à venir chercher quelque chose à la maison. Nous nous trompâmes d'escalier, et nous montâmes dans un petit corps de logis qu'on ne nous avait pas montré. Ayant trouvé une porte qui n'était qu'entrebâillée, j'entre, et je vois des petits pots, des petites bouteilles avec du noir, du rouge et des papiers. Au premier coup-d'oeil, je crus que c'était pour dessiner; mais en avançant je reconnus des assignats; les uns commencés, les autres achevés. J'appelai ma compagne. J'étais, je crois, pâle comme la mort, et elle le devint elle-même en me regardant. Nous n'eûmes pas la force de nous communiquer nos pensées, et nous descendîmes les escaliers comme la belle Isaure descendit ceux du cabinet de la Barbe-Bleue.
– Ah! mon Dieu! lui dis-je, où sommes-nous? Il paraît que c'est une de ces réunions dont nous avions entendu parler et auxquelles nous ne voulions pas croire; mais qu'allons-nous faire? S'ils se doutent que nous avons découvert ce secret, ils nous tueront peut-être, pour nous empêcher d'en parler. Partons, car il nous serait impossible de nous contraindre et de conserver notre sang-froid. Il leur suffirait de nous voir un moment pour se douter de la vérité. Mais, comment faire? partir sans rien dire, c'est aussi dangereux; je vais écrire.
– Que penseront-ils?
– Ma foi, ce qu'ils voudront. J'aimerais mieux passer la nuit sur la route que de rester ici; d'ailleurs on trouve plus de voitures pour retourner que pour venir.
J'écrivis donc que, dans la crainte d'être indiscrètes, et ne voulant point les gêner, nous avions pris le parti de nous dérober à leurs instances pour ne pas céder à la séduction. Je laissai ce sot billet sur la table, et nous partîmes avec plus de vitesse que nous n'étions venues, et croyant toujours qu'on nous poursuivait.
Lorsque nous fûmes en sûreté, je me rappelai les trente-deux assignats que j'avais cousus dans l'élégante ceinture de M. Aigré. Long-temps après j'appris qu'il avait été arrêté à Paris, ainsi que M. Blondel, et qu'ils avaient été jugés sous la prévention de fabrication de faux assignats. Comme c'était après le 10 avril, cela ne m'étonna point. Ce même Blondel, qui était encore à Sainte-Pélagie lors des horribles massacres de septembre, trouva le moyen d'échapper. Il harangua les gens assemblés autour de lui, leur dit qu'il était prisonnier pour avoir défendu leur cause; enfin il les persuada si bien par son éloquence, que plusieurs de ceux qui l'écoutaient le prirent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe comme un martyr de la liberté. Il ne se laissa pas enivrer par cette ovation, et gagna au large aussitôt qu'ils l'eurent quitté. Lorsqu'on en vint à lire son écrou et que l'on vit qu'il était détenu pour faux assignats, on voulut le retrouver: fort heureusement il était alors à l'abri de toute poursuite. Les deux dames avaient été confrontées avec le chevalier Aigré, lors de son jugement; mais comme il s'était bien gardé de les compromettre, elles s'en étaient fort adroitement tirées. La femme de Blondel, qui était jolie et très spirituelle, avait victorieusement plaidé sa cause et celle de sa soeur. Ils trouvèrent tous trois le moyen de passer en Angleterre; mais le malheureux Aigré avait porté sa tête sur l'échafaud.
V
Je vais à Bordeaux. – Disette. – Arrivée dans une ferme. – Famille villageoise. – Ma guitare. – Puissance de la musique. – Je donne des représentations à la Rochelle. – Les fichus verts. – L'argent et les assignats.
Mon mari devant partir pour l'armée d'Italie, je me décidai à accepter un engagement à Bordeaux; mais une femme ne pouvait guère voyager seule à cette époque, même en diligence. Je ne savais quel parti prendre, lorsque je rencontrai, chez une personne de notre connaissance, un négociant qui partait pour la Rochelle. Il avait une très bonne voiture, et désirait lui-même trouver quelqu'un pour voyager à frais communs. Nos arrangements furent bientôt faits; mais, dans la crainte de manquer de chevaux de poste, car ils étaient souvent en réquisition, nous prîmes un voiturier, qui nous assura qu'il trouverait des relais sur la route. Nous nous munîmes de provisions, autant qu'il nous fut possible d'en emporter, car ce n'était pas chose facile: non-seulement elles étaient rares, mais on les enlevait à ceux qu'on supposait en avoir.
En faisant nos arrangements dans la voiture, mon compagnon de voyage voulut absolument me faire prendre ma guitare; je m'en souciais d'autant moins que c'était un embarras inutile.
– Qui sait, me dit-il, si nous étions obligés de rester en route, cela vous amuserait.
Ne pouvant la mettre dans un étui qui aurait tenu trop de place, on la suspendit au-dessus de nos têtes. Par un singulier hasard, ce fut une heureuse prévision d'avoir emporté cet instrument.
Tant que nous fûmes près de Paris, nous eûmes beaucoup de peine à nous procurer ce dont nous avions besoin; mais à mesure que nous avancions, cela devenait plus facile. Cependant, nos provisions commençant à s'épuiser, notre postillon nous conseilla d'en chercher d'autres avant d'aller plus loin, et nous indiqua une habitation où nous pourrions nous en procurer.
C'était une riche ferme, dans une position charmante. Mon compagnon de voyage descendit pour parler au maître de la maison.
« – J'ai dans ma voiture, dit-il à ce bon fermier, une dame fort indisposée par les fatigues et les privations de toute espèce que nous avons déjà endurées depuis notre départ.»
Il lui en fit un tableau touchant, et je crois même que, pour l'attendrir, il l'assura que j'étais enceinte.
« – Voyons, dit le vieux fermier, en se levant de son fauteuil et venant à la voiture. Descendez vous reposer, madame, et venez prendre des oeufs frais et du bon lait, cela vous rafraîchira.»
Il