III
La terreur. – Visites domiciliaires. – La romance du Pauvre Jacques. – On joue au tribunal révolutionnaire. – Le président Bonhomme. – Réunion des proscrits chez Talma. – Marchenna. – Un mot de Riouffe. – La fête de l'Être-Suprême. – Dîner patriotique devant les portes. —Épicharis et Néron, tragédie de Legouvé. – Allusions à Robespierre. – Après le 9 thermidor. – Talma amoureux.
Le temps qui précéda la fête de l'Être-Suprême fut celui des plus monstrueuses extravagances. On serait tenté de croire qu'un esprit de vertige s'empare quelquefois des hommes; privés de religion, ils furent sur le point de diviniser Lepelletier et Marat. L'hymne des Marseillais était devenue la prière du soir; à la dernière strophe, Amour sacré de la patrie, on criait: «À genoux!» et il eût été dangereux de ne pas se conformer à cet ordre. Les chants peignent les époques. Je me rappelle un couplet chanté dans une pièce du Vaudeville où l'on inaugurait les bustes de Marat et de Lepelletier. Le voici:
Ces martyrs de la Liberté,
Patriotes sincères,
Chez l'ami de l'égalité,
Sont des dieux qu'on révère.
Mais les modérés doucereux,
Les aristocrates peureux,
Sans les aimer, les ont chez eux,
Comme un paratonnerre.
C'est dans ce même temps qu'on faisait des visites domiciliaires. Un détachement du comité révolutionnaire de la section, se trouvant de service pour une de ces visites, chez mademoiselle Arnould, aperçut le buste de Marat coiffé d'un turban.
«Tiens, t'as Marat, t'es donc une bonne patriote, toi?»
Ces visites se faisaient la nuit, et l'on peut penser que l'on avait grand soin de brûler tous les papiers qui pouvaient paraître le moins du monde suspects. J'avais quelques couplets faits dans un temps où l'on ne prévoyait pas qu'ils deviendraient un arrêt de mort. Ils m'avaient été donnés pendant que j'étais à Tournay; ils étaient conformes aux idées d'alors. Je croyais les avoir brûlés depuis long-temps, mais comme toute ma vie j'ai été distraite et brouillonne, ils m'avaient échappé jusqu'alors.
J'étais couchée lorsque ces messieurs vinrent me faire leur visite; je me levai, et j'ouvris mon secrétaire. Ils lurent des lettres de mon mari, qui était alors à l'armée; ils regardèrent ensuite minutieusement chaque papier, introduisirent de petites pointes de fer dans les fauteuils et jusque dans les matelas. Ne trouvant rien de suspect, ils me souhaitèrent une bonne nuit.
Le lendemain matin, voulant remettre en ordre tous ces papiers épars, la première chose qui me tomba sous la main fut une parodie de la romance de Pauvre Jacques, romance fort en vogue trois ans auparavant, mais dont les strophes parodiées pouvaient m'envoyer au tribunal révolutionnaire. Voici les paroles de la véritable romance:
Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi,
je ne sentais pas la misère;
Mais à présent que je vis loin de toi,
Je manque de tout sur la terre.
Et voici la parodie:
Pauvre peuple, quand tu n'avais qu'un roi,
Tu ne sentais pas la misère;
Mais à présent, sans monarque et sans loi,
Tu manques de tout sur la terre.
J'ignore par quel miracle cette feuille leur était échappée, car j'étais à mille lieues de croire qu'elle se trouvât dans ces chiffons de papier. Quant à la romance du Pauvre Jacques, on sait qu'elle devait son origine à une jeune laitière suisse, que madame Élisabeth avait fait venir pour la mettre à la tête de sa laiterie, et qui regrettait toujours son amoureux.
Cependant, malgré cet état d'anxiété continuelle, les amis, les connaissances intimes aimaient à se réunir; l'on éprouvait un besoin de se communiquer les craintes qui vous poursuivaient et qui n'étaient, hélas! que trop souvent réalisées. Les amis qui s'étaient séparés la veille étaient-ils sûrs de se revoir le lendemain? Il semblait qu'en se tenant serrés les uns près des autres, l'on attendait avec plus de courage le coup qui devait vous frapper. On prenait son parti sur le peu de temps qui restait à vivre: c'était une abnégation complète de soi-même. L'on ne se disait point en se séparant: À bientôt, au revoir; mais: À peut-être jamais, ou dans un meilleur monde.
Dans cet état si nouveau pour la société entière, on retrouvait encore des moments de gaieté, et cet esprit français qui ne nous abandonne jamais se montrait parfois, lorsqu'on était réunis entre amis qui couraient les mêmes dangers. On jouait au tribunal révolutionnaire, pour s'accoutumer à le voir sans trembler. Chez Talma l'on distribuait les rôles pour la répétition. C'était Bonhomme (un grand chien de Terre-Neuve) qui faisait le président; grande injustice que l'on commettait en donnant un tel rôle à ce pauvre animal, car c'était bien la meilleure bête que j'aie jamais connue: enfin il s'en acquittait convenablement. Quand il fallait juger en dernier ressort, on lui pinçait l'oreille ou la queue pour le faire aboyer, ce qui voulait dire: «À la mort.» Marchenna se chargeait de ce soin. Marchenna était un Espagnol passionné pour la liberté: il avait eu la singulière idée de venir la chercher en France, où il n'avait pas tardé à être proscrit comme ami des Girondins. Il était intimement lié avec Souque[5], et Riouffe dont la gaieté ne s'est jamais démentie, quoiqu'il fût certain du sort qui l'attendait, car il pouvait être envoyé à l'échafaud d'un moment à l'autre. C'était lui qui nous disait: «Je suis venu par les rues détournées, parce que la guillotine court après le monde.»
Ils avaient obtenu tous les deux de rester libres, sous la surveillance d'un gendarme qui ne les quittait jamais; l'on accordait assez facilement cette faveur, car l'on savait toujours où vous prendre en cas de besoin, et d'ailleurs il était impossible de s'enfuir ni de se cacher.
Riouffe faisait la cour à toutes les femmes; il prétendait qu'un homme à moitié condamné ne devait point trouver de cruelles, car ça le rendait intéressant, et qu'une conversation d'amour, un tête-à-tête accompagné d'un gendarme, avait quelque chose de pittoresque. Le fait est que, s'il trouvait des cruelles, comme il s'en plaignait, il trouvait aussi toutes les femmes disposées à s'intéresser à son sort, et moi la première. J'éprouvais pour ce pauvre garçon un intérêt bien pur; sa gaieté me faisait mal, quoique je ne pusse m'empêcher de rire de toutes ses folies.
Un jour qu'il m'avait tourmentée pour venir à un théâtre qui se trouvait au Palais-Royal, et où l'on ne jouait que des pantomimes, nous entrâmes, toujours accompagnés de son garde.
«Madame, dit-il, à l'ouvreuse de loges, nous sommes des jeunes gens qui échappons à nos parents pour venir au spectacle: ainsi, placez-nous bien, pas trop en vue.»
Il fut peu de temps après conduit à la Conciergerie; fort heureusement c'était quelque temps avant le 9 thermidor. C'est là qu'il a écrit ses Mémoires d'un détenu.
Ce fut au mois de mai que l'on rendit ce fameux décret par lequel le peuple français reconnaissait l'Être-Suprême et l'immortalité de l'âme.
On ne pouvait être attaché avec avantage à aucune administration théâtrale, sans faire partie de l'Institut de musique, Conservatoire d'alors, payé par le gouvernement, et qui, par conséquent, était toujours de service pour les fêtes nationales. Je n'ai échappé qu'à celle de Marat, parce qu'heureusement j'étais malade.
Chénier, David, Méhul, Lesueur, Gossec, des artistes et des gens de lettres, étaient à la tête de cette administration. David composait le plan, indiquait les costumes et les programmes, désignait la marche des fêtes. Lesueur, et Méhul particulièrement, composaient les hymnes que nous y chantions, le chant du Départ, la