Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Durkheim Émile
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
même dans la mesure où il y a coïncidence, elle n'a rien de démonstratif, car elle est fortuite. En effet, si l'on sort de France en s'élevant toujours vers le Nord, la consommation de l'alcool va presque régulièrement en croissant sans que le suicide se développe. Tandis qu'en France, en 1873, il n'était consommé en moyenne que 2 litres 84 d'alcool par tête d'habitant, en Belgique, ce chiffre s'élevait à 8 litres 56 pour 1870, en Angleterre à 9 litres 07 (1870-71), en Hollande à 4 litres (1870), en Suède à 10 litres 34 (1870), en Russie à 10 litres 69 (1866) et même à Saint-Pétersbourg jusqu'à 20 litres (1855). Et cependant, tandis que, aux époques correspondantes, la France comptait 150 suicides par million d'habitants, la Belgique n'en avait que 68, la Grande-Bretagne 70, la Suède 85, la Russie très peu. Même à Saint-Pétersbourg, de 1864 à 1868, le taux moyen annuel n'a été que de 68,8. Le Danemark est le seul pays du Nord où il y ait à la fois beaucoup de suicides et une grande consommation d'alcool (16 litres 51 en 1845)[50]. Si donc nos départements septentrionaux se font remarquer à la fois par leur penchant au suicide et leur goût pour les boissons spiritueuses, ce n'est pas que le premier dérive du second et y trouve son explication. La rencontre est accidentelle. Dans le Nord, en général, on boit beaucoup d'alcool parce que le vin y est rare et cher[51], que, peut-être, une alimentation spéciale, de nature à maintenir élevée la température de l'organisme, y est plus nécessaire qu'ailleurs; et, d'un autre côté, il se trouve que les causes génératrices du suicide sont spécialement accumulées dans cette même région de notre pays.

      La comparaison des différents pays d'Allemagne confirme cette conclusion. Si, en effet, on les classe au double point de vue du suicide et de la consommation alcoolique[52] (Voir tableau suivant), on constate que le groupe où l'on se suicide le plus (le 3e) est un de ceux où l'on consomme le moins d'alcool. Dans le détail on trouve même de véritables contrastes: la province de Posen est presque de tout l'Empire le pays le moins éprouvé par le suicide (96,4 cas pour un million d'habitants), c'est celui où l'on s'alcoolise le plus (13 litres par tête); en Saxe où l'on se tue presque quatre fois plus (348 pour un million), on boit deux fois moins. Enfin, on remarquera que le quatrième groupe, où la consommation de l'alcool est le plus faible, est composé presque uniquement des États méridionaux. D'un autre côté, si l'on s'y tue moins que dans le reste de l'Allemagne, c'est que la population y est catholique ou contient de fortes minorités catholiques[53].

      Alcoolisme et suicide en Allemagne.

      Ainsi, il n'est aucun état psychopathique qui soutienne avec le suicide une relation régulière et incontestable. Ce n'est pas parce qu'une société contient plus ou moins de névropathes ou d'alcooliques, qu'elle a plus ou moins de suicidés. Quoique la dégénérescence, sous ses différentes formes, constitue un terrain psychologique éminemment propre à l'action des causes qui peuvent déterminer l'homme à se tuer, elle n'est pas elle-même une de ces causes. On peut admettre que, dans des circonstances identiques, le dégénéré se tue plus facilement que le sujet sain; mais il ne se tue pas nécessairement en vertu de son état. La virtualité qui est en lui ne peut entrer en acte que sous l'action d'autres facteurs qu'il nous faut rechercher.

      CHAPITRE II

      Le suicide et les états psychologiques normaux. La race. L'hérédité.

      Mais il pourrait se faire que le penchant au suicide fût fondé dans la constitution de l'individu, sans dépendre spécialement des états anormaux que nous venons de passer en revue. Il pourrait consister en phénomènes purement psychiques, sans être nécessairement lié à quelque perversion du système nerveux. Pourquoi n'y aurait-il pas chez les hommes une tendance à se défaire de l'existence qui ne serait ni une monomanie, ni une forme de l'aliénation mentale ou de la neurasthénie? La proposition pourrait même être regardée comme établie, si, comme l'ont admis plusieurs suicidographes[54], chaque race avait un taux de suicides qui lui fût propre. Car une race ne se définit et ne se différencie des autres que par des caractères organico-psychiques. Si donc le suicide variait réellement avec les races, il faudrait reconnaître qu'il y a quelque disposition organique dont il est étroitement solidaire.

      Mais ce rapport existe-t-il?

      I

      Et d'abord, qu'est-ce qu'une race? Il est d'autant plus nécessaire d'en donner une définition que, non seulement le vulgaire, mais les anthropologistes eux-mêmes emploient le mot dans des sens assez divergents. Cependant, dans les différentes formules qui en ont été proposées, on retrouve généralement deux notions fondamentales: celle de ressemblance et celle de filiation. Mais, suivant les écoles, c'est l'une ou l'autre de ces idées qui tient la première place.

      Tantôt, on a entendu par race un agrégat d'individus qui, sans doute, présentent des traits communs, mais qui, de plus, doivent cette communauté de caractères à ce fait qu'ils sont tous dérivés d'une même souche. Quand, sans l'influence d'une cause quelconque, il se produit chez un ou plusieurs sujets d'une même génération sexuelle une variation qui les distingue du reste de l'espèce et que cette variation, au lieu de disparaître à la génération suivante, se fixe progressivement dans l'organisme par l'effet de l'hérédité, elle donne naissance à une race. C'est dans cet esprit que M. de Quatrefages a pu définir la race «l'ensemble des individus semblables appartenant à une même espèce et transmettant par voie de génération sexuelle les caractères d'une variété primitive[55]». Ainsi entendue, elle se distinguerait de l'espèce en ce que les couples initiaux d'où seraient sorties les différentes races d'une même espèce seraient, à leur tour, tous issus d'un couple unique. Le concept en serait donc nettement circonscrit et c'est par le procédé spécial de filiation qui lui a donné naissance qu'elle se définirait.

      Malheureusement, si l'on s'en tient à cette formule, l'existence et le domaine d'une race ne peuvent être établis qu'à l'aide de recherches, historiques et ethnographiques, dont les résultats sont toujours douteux; car, sur ces questions d'origine, on ne peut jamais arriver qu'à des vraisemblances très incertaines. De plus, il n'est pas sûr qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui répondent à cette définition; car, par suite des croisements qui ont eu lieu dans tous les sens, chacune des variétés existantes de notre espèce dérive d'origines très diverses. Si donc on ne nous donne pas d'autre critère, il sera bien difficile de savoir quels rapports les différentes races soutiennent avec le suicide, car on ne saurait dire avec précision où elles commencent et où elles finissent. D'ailleurs, la conception de M. de Quatrefages a le tort de préjuger la solution d'un problème que la science est loin d'avoir résolu. Elle suppose; en effet, que les qualités caractéristiques de la race se sont formées au cours de l'évolution, qu'elles ne se sont fixées dans l'organisme que sous l'influence de l'hérédité. Or c'est ce que conteste toute une école d'anthropologistes qui ont pris le nom de polygénistes. Suivant eux, l'humanité, au lieu de descendre tout entière d'un seul et même couple, comme le veut la tradition biblique, serait apparue, soit simultanément soit successivement, sur des points distincts du globe. Comme ces souches primitives se seraient formées indépendamment les unes des autres et dans des milieux différents, elles se seraient différenciées dès le début; par conséquent, chacune d'elles aurait été une race. Les principales races ne se seraient donc pas constituées grâce à la fixation progressive de variations acquises, mais dès le principe et d'emblée.

      Puisque ce grand débat est toujours ouvert, il n'est pas méthodique de faire entrer l'idée de filiation ou de parenté dans la notion de la race. Il vaut mieux la définir par ses attributs immédiats, tels que l'observateur peut directement les atteindre, et ajourner toute question d'origine. Il ne reste alors que deux caractères qui la singularisent. En premier lieu, c'est un groupe d'individus qui présentent des ressemblances; mais il en est ainsi des membres d'une même confession ou d'une même profession. Ce qui achève de la caractériser, c'est que ces ressemblances sont héréditaires. C'est un type qui, de quelque manière qu'il se soit formé à l'origine, est actuellement transmissible par l'hérédité. C'est dans ce sens que Prichard disait: «Sous le nom de race, on comprend toute collection d'individus présentant plus ou moins de caractères communs transmissibles par hérédité, l'origine de ces caractères étant mise de côté