On peut bien dire qu'en gros, là où il y a beaucoup de fous et d'idiots, il y a aussi beaucoup de suicides et inversement. Mais il n'y a pas entre les deux échelles une correspondance suivie qui manifeste l'existence d'un lien causal déterminé entre les deux ordres de phénomènes. Le second groupe qui devrait compter moins de suicides que le premier en a davantage; le cinquième qui, au même point de vue, devrait être inférieur à tous les autres est, au contraire, supérieur au quatrième et même au troisième. Si enfin, à la statistique de l'aliénation mentale que rapporte Morselli, on substitue celle de Koch qui est beaucoup plus complète et, à ce qu'il semble, plus rigoureuse, l'absence de parallélisme est encore beaucoup plus accusée. Voici, en effet, ce que l'on trouve[41].
Une autre comparaison faite par Morselli entre les différentes provinces d'Italie est, de son propre aveu, peu démonstrative[42].
5° Enfin, comme la folie passe pour croître régulièrement depuis un siècle[43] et qu'il en est de même du suicide, on pourrait être tenté de voir dans ce fait une preuve de leur solidarité. Mais ce qui lui ôte toute valeur démonstrative, c'est que, dans les sociétés inférieures, où la folie est très rare, le suicide, au contraire, est parfois très fréquent, comme nous l'établirons plus loin[44].
Le taux social des suicides ne soutient donc aucune relation définie avec la tendance à la folie, ni, par voie d'induction, avec la tendance aux différentes formes de la neurasthénie.
Et en effet, si, comme nous l'avons montré, la neurasthénie peut prédisposer au suicide, elle n'a pas nécessairement cette conséquence. Sans doute, le neurasthénique est presque inévitablement voué à la souffrance s'il est mêlé de trop près à la vie active; mais il ne lui est pas impossible de s'en retirer pour mener une existence plus spécialement contemplative. Or, si les conflits d'intérêts et de passions sont trop tumultueux et trop violents pour un organisme aussi délicat, en revanche, il est fait pour goûter dans leur plénitude les joies plus douces de la pensée. Sa débilité musculaire, sa sensibilité excessive, qui le rendent impropre à l'action, le désignent, au contraire, pour les fonctions intellectuelles qui, elles aussi, réclament des organes appropriés. De même, si un milieu social trop immuable ne peut que froisser ses instincts naturels, dans la mesure où la société elle-même est mobile et ne peut se maintenir qu'à condition de progresser, il a un rôle utile à jouer; car il est, par excellence, l'instrument du progrès. Précisément parce qu'il est réfractaire à la tradition et au joug de l'habitude, il est une source éminemment féconde de nouveautés. Et comme les sociétés les plus cultivées sont aussi celles où les fonctions représentatives sont le plus nécessaires et le plus développées, et qu'en même temps, à cause de leur très grande complexité, un changement presque incessant est une condition de leur existence, c'est au moment précis où les neurasthéniques sont le plus nombreux, qu'ils ont aussi le plus de raisons d'être. Ce ne sont donc pas des êtres essentiellement insociaux, qui s'éliminent d'eux-mêmes parce qu'ils ne sont pas nés pour vivre dans le milieu où ils sont placés. Mais il faut que d'autres causes viennent se surajouter à l'état organique qui leur est propre pour lui imprimer cette tournure et le développer dans ce sens. Par elle-même, la neurasthénie est une prédisposition très générale qui n'entraîne nécessairement à aucun acte déterminé, mais peut, suivant les circonstances, prendre les formes les plus variées. C'est un terrain sur lequel des tendances très différentes peuvent prendre naissance selon la manière dont il est fécondé par les causes sociales. Chez un peuple vieilli et désorienté, le dégoût de la vie, une mélancolie inerte, avec les funestes conséquences qu'elle implique, y germeront facilement; au contraire, dans une société jeune, c'est un idéalisme ardent, un prosélytisme généreux, un dévouement actif qui s'y développeront de préférence. Si l'on voit les dégénérés se multiplier aux époques de décadence, c'est par eux aussi que les États se fondent; c'est parmi eux que se recrutent tous les grands rénovateurs. Une puissance aussi ambiguë[45] ne saurait donc suffire à rendre compte d'un fait social aussi défini que le taux des suicides.
V
Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l'hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c'est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n'est pas dans ces milieux que l'alcoolisme a ses clients les plus nombreux. Mais rien ne saurait prévaloir contre les faits. Examinons-les.
Si l'on compare la carte française des suicides avec celle des poursuites pour abus de boissons[46], on n'aperçoit entre elles presque aucun rapport. Ce qui caractérise la première, c'est l'existence de deux grands foyers de contamination dont l'un est situé dans l'Île-de-France et s'étend de là vers l'Est, tandis que l'autre occupe la côte méditerranéenne, de Marseille à Nice. Tout autre est la distribution des taches claires et des taches sombres sur la carte de l'alcoolisme. Ici, l'on trouve trois centres principaux, l'un en Normandie et plus particulièrement dans la Seine-Inférieure, l'autre dans le Finistère et les départements bretons en général, le troisième enfin dans le Rhône et la région voisine. Au contraire, au point de vue du suicide, le Rhône n'est pas au-dessus de la moyenne, la plupart des départements normands sont au-dessous, la Bretagne est presque indemne. La géographie des deux phénomènes est donc trop différente pour qu'on puisse imputer à l'un une part importante dans la production de l'autre.
On arrive au même résultat, si l'on compare le suicide non plus aux délits d'ivresse, mais aux maladies nerveuses ou mentales causées par l'alcoolisme. Après avoir groupé les départements français en huit classes d'après l'importance de leur contingent en suicides, nous avons cherché quel était, dans chacune, le nombre moyen des cas de folie de cause alcoolique, d'après les chiffres que donne le docteur Lunier[47]; nous avons obtenu le résultat suivant:
Les deux colonnes ne correspondent pas entre elles. Tandis que les suicides passent du simple au sextuple et au delà, la proportion des folies alcooliques augmente à peine de quelques unités et l'accroissement n'est pas régulier; la deuxième classe l'emporte sur la troisième, la cinquième sur la sixième, la septième sur la huitième. Pourtant, si l'alcoolisme agit sur le suicide en tant qu'état psychopathique, ce ne peut être que par les troubles mentaux qu'il détermine. La comparaison des deux cartes confirme celle des moyennes[48].
[Illustration:
Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.
Suicides (1878-1887)
Délits d'ivresse (1875-1887) ]
[Illustration:
Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.
Folies alcooliques (1867-1876)
Consommation de l'alcool (1873) ]
Au premier abord, un rapport plus étroit paraît exister entre la quantité d'alcool consommé et la tendance au suicide, au moins pour ce qui regarde notre pays. En effet, c'est dans les départements septentrionaux qu'on boit le plus d'alcool et c'est aussi sur cette même région que le suicide sévit avec le plus de violence. Mais d'abord, les deux taches n'ont pas du tout, sur les deux cartes, la même configuration. L'une a son maximum de relief en Normandie et dans le Nord et elle se dégrade à mesure qu'elle descend vers Paris; c'est celle de la consommation alcoolique. L'autre, au contraire, a sa plus grande intensité dans la Seine et les départements voisins; elle est déjà moins sombre en Normandie et n'atteint pas le Nord. La première se développe vers l'Ouest et va jusqu'au littoral de l'Océan; la seconde a une orientation inverse. Elle est très vite arrêtée dans la direction de l'Ouest par une limite qu'elle ne franchit