Le Bossu Volume 5. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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père et ma mère ont eu peur de moi le jour de ma naissance et qu'ils ont mis mon berceau dehors… Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu le ciel gris sur ma tête, le ciel qui versait de l'eau froide sur mon pauvre petit corps tremblotant… Quelle femme me donna son lait?.. Je l'eusse aimée… ne riez plus!.. S'il est quelqu'un qui prie pour moi au ciel, c'est elle… La première sensation dont je me souvienne, c'est la douleur que donnent les coups… Ainsi appris-je que j'existais: par le fouet qui déchira ma chair… Mon lit, c'était le pavé… Mon repas, c'était ce que les chiens repus laissaient au coin de la borne… Bonne école, messieurs, bonne école!.. Si vous saviez comme je suis dur au mal!.. Le bien m'étonne et m'enivre comme la goutte de vin monte à la tête de celui qui n'a jamais bu que de l'eau!

      – Tu dois haïr beaucoup, l'ami! murmura Gonzague.

      – Eh! eh!.. beaucoup… oui, monseigneur… J'ai entendu çà et là des heureux regretter leurs premières années… Moi, tout enfant, j'ai eu de la colère dans le cœur… Savez-vous ce qui me faisait jaloux? C'était la joie d'autrui… Les autres étaient beaux, les autres avaient des pères et des mères… Avaient-ils du moins pitié, les autres, de celui qui était seul et brisé? Non… tant mieux! ce qui a fait mon âme, ce qui l'a durcie, ce qui l'a trempée, c'est la raillerie et c'est le mépris… Cela tue quelquefois… cela ne m'a pas tué… la méchanceté m'a révélé ma force… une fois fort, ai-je été méchant?.. Mes bons maîtres… ceux qui furent mes ennemis ne sont plus là pour le dire!

      Il y avait quelque chose de si étrange et de tellement inattendu dans ces paroles, que chacun faisait silence. Nos roués, saisis à l'improviste, avaient perdu leurs sourires moqueurs. Gonzague écoutait, attentif et surpris.

      L'effet produit ressemblait au froid que donne une vague menace.

      – Dès que j'ai été fort, poursuivit le bossu, une envie m'a pris: j'ai voulu être riche… Pendant dix ans, peut-être plus, j'ai travaillé au milieu des rires et des huées… le premier denier est difficile à gagner, le second moins, le troisième vient tout seul… Il faut douze deniers pour faire un sou tournois, vingt sous pour faire une livre… J'ai sué du sang pour conquérir mon premier louis d'or… je l'ai gardé… Quand je suis las et découragé, je le contemple… Sa vue ranime mon orgueil… c'est l'orgueil qui est la force de l'homme.

      Sou à sou, livre à livre, j'amassais. Je ne mangeais pas à ma faim; je buvais mon content parce qu'il y a de l'eau gratis aux fontaines… J'avais des haillons, je couchais sur la dure… Mon trésor augmentait… J'amassais, j'amassais toujours!

      – Tu es donc avare! interrompit Gonzague avec empressement, comme s'il eût eu intérêt ou plaisir à découvrir le côté faible de cet être bizarre.

      Le bossu haussa les épaules.

      – Plût à Dieu! monseigneur! répondit-il; si seulement le ciel m'eût fait avare! si seulement je pouvais aimer mes pauvres écus comme l'amant adore sa maîtresse… c'est une passion, cela!.. j'emploierais mon existence à l'assouvir… Qu'est le bonheur, sinon un but dans la vie? Un prétexte de s'efforcer et de vivre?.. Mais n'est pas avare qui veut… J'ai longtemps espéré que je deviendrais avare… je n'ai pas pu… je ne suis pas avare!..

      Il poussa un gros soupir et croisa ses bras sur sa poitrine.

      – J'eus un jour de joie, continua-t-il, rien qu'un jour… Je venais de compter mon trésor… Je passai un jour tout entier à me demander ce que j'en ferais… J'avais le double, le triple de ce que je croyais… Je répétais dans mon ivresse: Je suis riche! je suis riche… Je vais acheter le bonheur…

      Je regardai autour de moi… personne…

      Je pris un miroir. Des rides et des cheveux blancs déjà!

      Déjà!.. N'était-ce pas hier qu'on me battait enfant?

      – Le miroir ment! me dis-je.

      Je brisai le miroir. – Une voix me dit:

      – Tu as bien fait! ainsi doit-on traiter les effrontés qui parlent franc ici-bas!

      Et la même voix encore:

      – L'or est beau! l'or est jeune! Sème l'or, bossu! Vieillard, sème l'or! Tu récolteras jeunesse et beauté.

      Qui parlait ainsi, monseigneur?.. Je vis bien que j'étais fou.

      Je sortis. J'allai au hasard par les rues, cherchant un regard bienveillant, un visage pour me sourire.

      – Bossu! bossu! disaient les hommes à qui je tendais la main.

      – Bossu! bossu! répétaient les femmes vers qui s'élançait la pauvre virginité de mon cœur.

      – Bossu! bossu! bossu!

      Et ils riaient. Ils mentent donc ceux qui disent que l'or est le roi du monde!..

      – Il fallait le montrer, ton or! s'écria Navailles.

      Gonzague était tout pensif.

      – Je le montrai, reprit Ésope II dit Jonas; les mains se tendirent, non point pour serrer la mienne, mais pour fouiller dans mes poches… je voulais amener chez moi des amis, une maîtresse… je n'y attirai que des voleurs!..

      Vous souriez encore… moi, je pleurai… je pleurai des larmes sanglantes… mais je ne pleurai qu'une nuit. L'amitié, l'amour, extravagances! à moi le plaisir! à moi la débauche! à moi tout ce qui du moins se vend à tout le monde!..

      – L'ami, interrompit Gonzague avec froideur et fierté, saurai-je enfin ce que vous voulez de moi?

      – J'y arrive, monseigneur, répliqua le bossu qui changea encore une fois de ton; je sortis de nouveau de ma retraite, timide encore, mais ardent… la passion de jouir s'allumait en moi: je devenais philosophe… j'allai… j'errai… je me mis à la piste, flairant le vent des carrefours pour deviner d'où soufflait le vent de la volupté inconnue…

      – Eh bien? fit Gonzague.

      – Prince, répondit le bossu en s'inclinant, le vent venait de chez vous!

      IV

      – Gascon et Normand

      Ceci fut dit d'un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir le privilége de régler le diapason de l'humeur générale. Les roués qui entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l'heure si sérieux, se prirent incontinent à rire.

      – Ah! ah! fit le prince, le vent soufflait de chez nous?

      – Oui, monseigneur… j'accourus… dès le seuil j'ai senti que j'étais au bon endroit… je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau… sans doute le parfum du noble et opulent plaisir… je me suis arrêté pour savourer cela… cela enivre, monseigneur: j'aime cela.

      – Il n'est pas dégoûté, le seigneur Ésope! s'écria Navailles.

      – Quel connaisseur! fit Oriol.

      Le bossu le regarda en face.

      – Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous comprendrez qu'on est capable de tout pour satisfaire un désir…

      Oriol pâlit. Montaubert s'écria:

      – Que veut-il dire?..

      – Expliquez-vous, l'ami! ordonna Gonzague.

      – Monseigneur, répliqua le bossu bonnement; l'explication ne sera pas longue. Vous savez que j'ai eu l'honneur de quitter le Palais-Royal hier en même temps que vous… J'ai vu deux gentilshommes attelés à une civière; ce n'est pas la coutume: j'ai pensé qu'ils étaient bien payés pour cela.

      – Et sait-il…? commença Oriol étourdiment:

      – Ce qu'il y avait dans la litière? interrompit le bossu, assurément… il y avait un vieux seigneur ivre à qui j'ai prêté plus tard le secours de mon bras pour regagner son hôtel.

      Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de stupeur profonde se répandit sur tous les visages.

      – Et