Le Bossu Volume 5. Féval Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Féval Paul
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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messieurs, dit-il; moi aussi peut-être… mais que nous aurions grand tort et que celui-ci pourrait bien plutôt se moquer de nous…

      – Ah!.. monseigneur!.. fit Jonas modestement.

      – Je vous le dis comme je le pense, messieurs, reprit Gonzague, voici votre maître…

      On avait bonne envie de se récrier.

      – Voici votre maître! répéta le prince. Il m'a été plus utile à lui tout seul que vous tous ensemble… il nous avait promis M. de Lagardère au bal du régent… nous avons eu M. de Lagardère!..

      – Si monseigneur eût bien voulu nous charger… commença Oriol.

      – Messieurs, reprit Gonzague sans lui répondre, on ne fait pas marcher comme on veut M. de Lagardère… je souhaite que nous n'ayons pas bientôt à nous en convaincre de nouveau.

      Tous les regards interrogèrent.

      – Nous pouvons parler ici la bouche ouverte, dit Gonzague; je compte m'attacher ce garçon-là… j'ai confiance en lui…

      Le bossu se rengorgea fièrement à ce mot. – Le prince poursuivit:

      – J'ai confiance et je dirai devant lui, comme je le dirais devant vous, messieurs: Si Lagardère n'est pas mort, nous sommes tous en danger de périr!

      Il y eut un silence. Le bossu avait l'air le plus étonné de tous.

      – L'avez-vous donc laissé échapper? murmura-t-il.

      – Je ne sais… nos hommes tardent bien!.. je suis inquiet… je donnerais beaucoup pour savoir à quoi m'en tenir.

      Autour de lui, financiers et gentilshommes tâchaient de faire bonne contenance. Il y en avait de braves: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne, Montaubert avaient fait leurs preuves. – Mais les trois traitants et surtout Oriol étaient tout pâles.

      – Nous sommes, Dieu merci, assez nombreux et assez forts… commença Navailles.

      – Vous parlez sans savoir! interrompit Gonzague; je souhaite que personne ici ne tremble plus que moi s'il nous faut enfin frapper un grand coup.

      – De par Dieu! monseigneur! s'écria-t-on de toutes parts, nous sommes tout à vous.

      – Messieurs, je le sais bien, répliqua le prince sèchement; je me suis arrangé pour cela.

      S'il y eut des mécontents, on ne le vit point.

      – En attendant, reprit Gonzague, réglons le passé… L'ami, vous nous avez rendu un grand service.

      – Qu'est-ce que cela, monseigneur?

      – Pas de modestie, je vous prie!.. vous avez bien travaillé… demandez votre salaire.

      Le bossu avait encore à la main son sac de cuir; il se prit à le tortiller.

      – En vérité, balbutia-t-il, cela ne vaut pas la peine…

      – Tête-bleu! s'écria Gonzague. Tu veux donc nous demander une bien forte récompense?

      Le bossu le regarda en face et ne répondit point.

      – Je te l'ai dit, continua le prince avec un commencement d'impatience; je n'accepte rien pour rien, l'ami… Pour moi, tout service gratuit est trop cher, car il cache une trahison… fais-toi payer, je le veux!

      – Allons, Jonas, mon ami! cria la bande; fais un souhait! Voici le roi des génies!..

      – Puisque monseigneur l'exige, dit le bossu avec un embarras croissant; mais comment faire cette demande à monseigneur…?

      Il baissa les yeux, tortilla son sac et balbutia:

      – Monseigneur va se moquer, j'en suis sûr!..

      – Cent louis que notre ami Jonas est amoureux! s'écria Navailles.

      Il y eut un long éclat de rire, Gonzague et le bossu furent les seuls qui ne prirent point part à cette gaieté.

      Gonzague était convaincu qu'il aurait encore besoin du bossu.

      Gonzague était avide, mais non pas avare. L'argent ne lui coûtait rien; à l'occasion, il savait le répandre à pleines mains.

      En ce moment, il voulait deux choses: acquérir ce mystérieux instrument et le connaître. – Or, il manœuvrait pour atteindre ce double but.

      Loin de le gêner, ses courtisans lui servaient à rendre plus évidente la bienveillance qu'il montrait au petit homme.

      – Pourquoi ne serait-il pas amoureux? dit-il sérieusement; s'il est amoureux et que cela dépende de moi, je jure qu'il sera heureux… il y a des services qui ne se payent pas seulement avec de l'argent.

      – Monseigneur, prononça le bossu d'un ton pénétré; je vous remercie… Amoureux, ambitieux, curieux… sais-je quel nom donner à la passion qui me tourmente?.. Ces gens rient… ils ont raison: moi je souffre.

      Gonzague lui tendit la main. Le bossu la baisa, mais ses lèvres frémirent:

      Il poursuivit d'un ton si étrange, que nos roués perdirent leur gaieté:

      – Curieux, ambitieux, amoureux… qu'importe le nom du mal… la mort est la mort, qu'elle vienne par la fièvre, par le poison, par l'épée.

      Il secoua tout à coup son épaisse chevelure, et son regard brilla.

      – L'homme est petit, dit-il, mais il remue le monde!.. Avez-vous vu parfois la mer, la grande mer en fureur? Avez-vous vu les vagues hautes jeter follement leur écume à la face voilée du ciel?.. Avez-vous entendu cette voix rauque et profonde, plus profonde et plus rauque que la voix du tonnerre lui-même… C'est immense, c'est immense!.. Rien ne résiste à cela, pas même le granit du rivage qui s'affaisse de temps en temps, miné par la rude sape du flot… je vous le dis et vous le savez: c'est immense!.. Eh bien, il y a une planche qui flotte sur un gouffre, une planche frêle qui tremble et gémit… sur la planche, qu'est-ce? Un être plus frêle encore qui paraît de loin plus chétif que l'oiseau noir du large… et l'oiseau a ses ailes… un être… un homme… il ne tremble pas… je ne sais quelle magique puissance est sous sa faiblesse… elle vient du ciel… ou de l'enfer… l'homme a dit, ce nain tout nu, sans serres, sans toison, sans ailes, l'homme a dit: Je veux; l'océan est vaincu!..

      On écoutait – le bossu, pour tous ceux qui l'entouraient, changeait de physionomie.

      – L'homme est petit, reprit-il, tout petit!.. Avez-vous vu parfois la flamboyante chevelure de l'incendie? le ciel de cuivre où monte la fumée comme une coupole épaisse et lourde?.. Il fait nuit, nuit noire… mais les édifices lointains sortent de l'ombre à cette autre et terrible aurore… les murs voisins regardent, tout pâles… La façade, avez-vous vu cela? C'est plein de grandeur et cela donne le frisson; la façade, ajourée comme une grille, montre ses fenêtres sans châssis, ses portes sans vantaux, tout ouvertes comme des trous derrière lesquels est l'enfer, – et qui semblent la double ou triple rangée de dents de ce monstre qu'on appelle le feu!.. Tout cela est grand aussi, furieux comme la tempête, menaçant comme la mer. Il n'y a pas à lutter contre cela, non! Cela réduit le marbre en poussière, cela tord ou fond le fer, cela fait des cendres avec le tronc géant des vieux chênes… Eh bien! sur le mur incandescent qui fume et qui craque, parmi les flammes dont la langue ondule et fouette, couchée par le vent complice, voici une ombre, un objet noir, un insecte, un atome… c'est un homme… il n'a pas peur du feu… pas plus du feu que de l'eau… il est le roi… il dit: Je veux!.. Le feu impuissant se dévore lui-même et meurt!

      Le bossu s'essuya le front. Il jeta un regard sournois autour de lui et eut tout à coup ce petit rire sec et crépitant que nous lui connaissons.

      – Eh! eh! eh! eh!.. fit-il tandis que son auditoire tressaillait; jusqu'ici j'ai vécu une misérable vie… hé! hé! hé!.. Je suis petit, mais je suis homme!.. Pourquoi ne serais-je pas amoureux, mes bons maîtres? Pourquoi pas curieux? pourquoi pas ambitieux?.. Je ne suis plus jeune… Je n'ai jamais été jeune… Vous me trouvez laid, n'est-ce pas?.. J'étais plus laid encore autrefois… C'est le privilége de la laideur: