Monsieur de Camors — Complet. Feuillet Octave. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Feuillet Octave
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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alors avec son père. Rien n'est gai comme Paris le matin. Le matin est partout l'âge d'or de la journée. Le monde, à cette heure charmante, semble peuplé de braves gens qui s'aiment entre eux. Paris, qui ne se pique pas de candeur, prend lui-même sous cette influence heureuse un air d'innocente allégresse et d'aimable cordialité. Les petits voiturins à sonnettes se croisent rapidement dans les rues et font penser aux campagnes couvertes de rosée. Les cris rythmés du vieux Paris jettent leurs notes aiguës à travers le bourdonnement profond de la grande cité qui s'éveille. On voit les concierges goguenards balayer les trottoirs blancs; les marchands à demi vêtus enlèvent avec fracas les volets des boutiques; des groupes de palefreniers en toque écossaise fument et fraternisent sur le seuil des hôtels; on entend les questions de bon voisinage, les menus propos du réveil, les pronostics du temps, s'échanger d'une porte à l'autre avec sympathie. Les jeunes modistes attardées descendent vers la ville d'un pied léger, font çà et là un brusque temps d'arrêt devant un magasin qui s'ouvre, et reprennent leur vol comme des mouches qui viennent de sentir une fleur. Les morts eux-mêmes, dans ce gai Paris matinal, paraissent s'en aller gaiement au cimetière avec leurs cochers gaillards qui se sourient l'un à l'autre en passant.

      Souverainement étranger à ces impressions agréables, Louis de Camors, un peu pâle, l'œil à demi clos, un cigare entre les dents, s'avançait dans la rue de Bourgogne au petit pas de son cheval. Il prit le galop de chasse dans les Champs-Élysées, gagna le bois de Boulogne et le parcourut à l'aventure; le hasard l'en fit sortir par l'avenue Maillot, qui n'était pas encore aussi peuplée qu'on la voit aujourd'hui. Déjà cependant quelques jolies habitations, précédées de pelouses verdoyantes, s'y élevaient dans des buissons de lilas et de clématite. Devant la grille ouverte d'une de ces maisonnettes, un monsieur jouait au cerceau avec un tout jeune enfant à tête blonde. L'âge de ce monsieur était incertain; on pouvait lui donner de vingt-cinq à quarante ans. Une cravate blanche l'ornait dès l'aurore; des favoris épais et courts, taillés comme les buis de Versailles, dessinaient sur ses joues deux triangles isocèles. Camors, s'il aperçut ce personnage, ne parut lui accorder aucune espèce d'intérêt. C'était pourtant le vieux Lescande. Il est vrai qu'ils s'étaient perdus de vue depuis plusieurs années, comme il arrive aux plus chauds amis de collège. Lescande cependant, dont la mémoire était apparemment plus fidèle, sentit son cœur bondir à l'aspect de ce jeune cavalier majestueux qui s'approchait. Il fit un geste pour s'élancer; un sourire épanoui s'ébaucha sur sa bonne figure et se termina par une grimace vague; il était évidemment oublié ou méconnu. Camors n'était plus qu'à deux pas de lui, il allait passer, et son beau visage ne donnait pas le moindre signe d'émotion; — tout à coup, sans qu'un seul pli de sa physionomie eût remué, il arrêta son cheval, ôta son cigare de sa bouche, et dit d'une voix tranquille:

      — Tiens! tu n'as plus ta tête de loup?

      — Tu me reconnais! s'écria Lescande.

      — Parbleu! pourquoi donc pas?

      — Je croyais... je craignais... à cause de mes favoris...

      — Tes favoris ne te changent pas... ils conviennent à ton genre de beauté... Qu'est-ce que tu fais là?

      — Là? Mais je suis chez moi, mon ami... Entre donc deux minutes, je t'en prie.

      — Pourquoi pas? dit Camors avec le même accent d'indifférence suprême.

      Il donna son cheval au domestique qui le suivait et franchit la grille du jardin, soutenu, poussé, caressé par la main tremblante de Lescande.

      Le jardin était de dimension médiocre, mais fort soigné et plein d'arbustes rares à larges feuilles. Dans le fond, une petite villa dont le goût italien présentait sa gracieuse façade.

      — Tiens, c'est gentil, ça! dit Camors.

      — Tu reconnais mon plan numéro trois, n'est-ce pas?

      — Numéro trois... parfaitement... Et ta cousine est-elle dedans?

      — Elle est là, mon ami, dit Lescande à demi-voix en indiquant de la main une grande fenêtre à balcon qui surmontait le perron de la villa, et dont les persiennes étaient closes. Elle est là, et voici notre fils.

      Camors laissa flotter sa main sur les cheveux de l'enfant.

      — Diable! tu n'as pas perdu de temps... Ainsi tu es heureux, mon brave?

      — Tellement heureux, mon ami, que j'en suis inquiet... Le bon Dieu est trop bon pour moi, ma parole... Je me suis donné de la peine, c'est vrai... Figure-toi que je suis allé passer deux ans en Espagne, dans les montagnes, dans un pays infernal... J'ai bâti là un palais de fée pour le marquis de Buena-Vista, un très grand seigneur... Il avait vu mon plan à l'Exposition, et s'était monté la tête là-dessus... C'est ce qui a commencé ma fortune... Du reste, ce n'est pas mon métier tout seul qui a pu m'enrichir aussi vite, tu comprends;... mais j'ai eu une série de chances incroyables... J'ai fait des affaires magnifiques sur des terrains, et très honnêtement, je te prie de croire... Je ne suis pourtant pas millionnaire... Tu sais que je n'avais rien, et ma femme pas davantage... Enfin, ma maison construite, il me reste une dizaine de mille francs de rente... Ce n'est guère pour nous entretenir sur ce pied-là; mais je travaille... et j'ai si bon courage, mon cher! ma pauvre Juliette est si aise dans ce paradis!..

      — Elle n'a plus de manchettes sales? dit Camors.

      — Je t'en réponds! Elle aurait même une légère tendance au luxe, comme toutes les femmes, tu sais... Mais ça me fait plaisir que tu te rappelles nos bêtises du collège... Du reste, moi, à travers toutes mes péripéties, je ne t'ai pas oublié un instant... J'avais même une envie folle de t'inviter à ma noce; mais, ma foi! je n'ai pas osé... tu es si brillant, si lancé... avec tes chevaux! Ma femme te connaît bien, va! D'abord je lui ai parlé de toi cent mille fois... et puis elle adore tes courses... elle est abonnée au Sport... Elle me dit: «C'est encore un cheval de ton ami qui a gagné...» Et nous nous réjouissons de ta gloire en famille, mon cher!

      Une teinte rosée passa sur les joues de Camors.

      — Vous êtes vraiment trop bons, dit-il.

      Ils firent quelques pas en silence sur l'allée finement sablée qui tournait autour la pelouse.

      — Et toi, cher ami, reprit Lescande j'espère que tu es heureux de ton côté?

      — Moi, mon ami? dit Camors. Étonnamment!.. Mon bonheur est simple, mais sans nuages. Je me lève généralement le matin, je vais au Bois, puis au cercle, et puis au Bois, et je retourne au cercle... S'il y a le soir une première représentation quelque part, j'y vole... Ainsi, hier soir, on donnait une pièce nouvelle qui est vraiment ravissante... Il y a dedans une chanson qui commence par

      Il était un pivert,

      Un p'tit pivert,

      Un jeune pivert...

      Au refrain, on imite le cri du pivert... Eh bien, c'est charmant... Tout Paris va chanter ça pendant un an avec délices... Je ferai comme tout Paris, et je serai heureux...

      — Mon Dieu! mon ami, dit gaiement Lescande, si ça suffit à ton bonheur...

      — Ça et les principes de 89, dit Camors en allumant un nouveau cigare aux cendres du premier.

      Leur dialogue fut interrompu par une fraîche voix de femme qui se fit entendre derrière la persienne du balcon, et qui dit:

      — Tu es là, Théodore?

      Camors leva les yeux et vit une main fort blanche qui se repliait au dehors sur une des lames de la persienne fermée, et qui baignait dans un rayon de soleil.

      — C'est ma femme, dit vivement Lescande. Cache-toi là.

      Il le rejeta derrière un massif de catalpas, prit un air de joyeuse malice en se tournant vers le balcon, et répondit:

      — Oui,