III. – Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté enveloppe celle du moi, conçu comme cause amenant la puissance à l'acte. Mais avons-nous conscience du moi comme d'une réalité vraiment indépendante et active? Là est le grand problème.
Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination de soi par soi-même, nie l'existence d'une région séparée qui serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous, pas plus que dans un «morceau de quartz, après l'énumération complète ou exhaustive de toutes les qualités.» Même doctrine chez Spencer, qui voit dans l'illusion du moi séparé la raison de l'illusion du libre arbitre. – Cherchons d'abord les difficultés que soulève cette doctrine purement phénoméniste21. L'énumération exhaustive, peut-on dire, ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables; même alors, elle présuppose une qualification, et le nombre ne sert que de cadre extérieur aux qualités spécifiées. Maintenant, mettez sur une même ligne tous mes événements passés, présents, à venir, et supposons la qualification complète. Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir + désir… est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il faut au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie ce tout en une synthèse; et le lien n'est plus ici entre des quantités discontinues, mais entre des événements continus. En outre, je ne relie pas seulement les faits entre eux; mais je les relie tous à un terme supérieur et enveloppant, quoique non vraiment «séparé», qui est ma conscience même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme est pensé et pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien. Nous avons alors: douleur et attribution à moi + plaisir et attribution à moi, etc. Ce n'est pas encore tout; car, dans la trame de ce qu'on appelle mes événements, il y a des choses que je ne considère pas comme miennes de la même façon que les autres: il y a des choses dont, à tort ou à raison, je crois voir en moi la condition ou suffisante ou principale et que j'attribue à mon activité, d'autres que je subis et que j'attribue à des conditions non contenues dans la série des choses miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion ne sera pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple numération, ni même une simple qualification, mais une attribution, une relation toute particulière des termes multiples et changeants à un terme qui s'apparaît à lui-même comme permanent. – Il nous suffira, direz-vous, d'ajouter à chaque fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir pour conséquent uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on appelle la personne et pourra lui être substituée. – Oui, répondront les partisans de l'objectivité du moi, mais c'est peut-être comme on substitue à un cercle des polygones d'un nombre indéfini de côtés, qui donnent l'approximation indéfinie du cercle sans donner jamais le cercle lui-même. Dans la pratique de la vie et dans le langage, la série des événements miens est le substitut du moi: il n'est pas certain qu'elle soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons par moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale, la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque chose qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et liés à l'idée de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit ou cerveau, dont les événements intérieurs semblent le substitut.
Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir ce qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi relever une confusion que l'on commet souvent dans les discussions relatives au moi. L'idée du moi peut désigner soit l'idée réfléchie, soit le sentiment spontané de notre existence. Or l'idée réfléchie du moi n'est qu'une manifestation distincte et contrastée de notre existence, de notre pensée; cette connaissance analytique que nous avons de notre existence est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée, ne semble plus une résultante tardive des sensations, mais un élément immédiat et toujours présent à chaque sensation, sous une forme implicite, élément sans lequel la sensation ne serait pas sentie, ne serait pas consciente. L'idée réfléchie du moi est le produit d'une élaboration longue et complexe, elle est en grande partie factice et composée; en outre, le moi peut considérer un grand nombre de qualités avant de se considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès l'origine, le sentiment confus de l'existence individuelle et de l'activité centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité, alors même que nous ne le traduisions pas sous les formes discontinues de la pensée abstraite et générale, ou du langage et de ses catégories artificielles. Si toutes nos pensées finissent par se ranger aux deux pôles du sujet et de l'objet, c'est sans doute que, dès le commencement, elles offraient cette orientation naturelle; les particules aimantées, qui finissent par se disposer en ordre aux deux extrémités de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique et réfléchie ne sont point également indispensables pour la conscience synthétique et spontanée. Bien plus, nous concevons une limite où les oppositions expireraient et où la pensée serait immédiatement présente à elle-même, se pensant en même temps qu'elle pense le reste. La pensée s'évanouit-elle, comme le croit Hamilton, dans cette unité fondamentale du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée même. —
Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les hypothèses métaphysiques à l'observation psychologique, et concluent trop précipitamment de l'existence d'un vinculum à celle d'un vinculum substantiale qui dépasse l'expérience. Il y a pourtant dans leur thèse une chose qu'on peut retenir: c'est que, dans tout acte de connaissance et de conscience, on ne doit pas exclure le sujet et méconnaître l'originalité de cette notion. Le sujet ne peut se connaître que dans ses sensations et dans ses modifications, non à part, cela est vrai; il ne se saisit pas comme un être qui n'aurait aucune manière d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses manières d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle d'un agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en elle-même, d'un «morceau de quartz;» c'est une relation d'un autre genre, qui ne peut se confondre avec celle de juxtaposition,