Les Dieux ont soif. Anatole France. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Anatole France
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
Год издания: 0
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ardent.

      Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République, et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon exemple, patriotes jusqu'à la mort."

      La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:

      "Jusqu'à la mort!.."

      V

      A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg Élodie qui l'attendait sur un banc.

      Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se voyaient tous les jours, à l'Amour peintre ou à l'atelier de la place de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux, déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du couvent des Chartreux.

      Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:

      "Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule… Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi. J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cœur tendre et d'une âme généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux, Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"

      Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées; depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu, dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le nécessaire.

      "Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces moments où j'étais seule, abandonnée?.."

      Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux d'Élodie.

      Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

      Elle dit très simplement:

      "Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son esprit qu'il m'intéressa… Il sut me toucher en me témoignant de l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. Je ne demandai d'engagements qu'à son cœur, et son cœur était mobile… Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne. Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"

      Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente, pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non point dans l'erreur d'un cœur sensible, mais pour trouver, loin des siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinait à condamner sa maîtresse.

      Élodie reprit d'une voix très douce:

      "J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur avaient fait égoïste et perfide."

      Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin s'adoucirent. Il demanda:

      "Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?

      –Vous ne le connaissez pas.

      –Nommez-le-moi."

      Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.

      Elle donna ses raisons.

      "Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop dit."

      Et, comme il insistait:

      "Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise à votre esprit cet… étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai connaître."

      Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions, il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

      Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle répondit:

      "Il a quitté le royaume."

      Elle se reprit vivement:

      "… la France.

      –Un émigré!" s'écria Gamelin.

      Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.

      En