Les Dieux ont soif. Anatole France. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Anatole France
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: История
Год издания: 0
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dans le sein. Il recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.

      "Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a lâchement abandonnée?"

      Elle inclina la tête.

      Il la pressa sur son cœur:

      "Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le reconnaître!"

      Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait moral et social.

      Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.

      Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait l'exclusion des Vingt et un.

      Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:

      "Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"

      A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:

      "Venez, Évariste!" fit-elle vivement.

      La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans la presse.

      Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour éternel.

      Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cœur reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates, disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.

      Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du peintre sentait le bouillon gras.

      "Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n'y a rien qui embaume un potage comme un os à moelle.

      –Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os médullaire si savoureux et succulent.

      –Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même os?

      –Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien que prophétesse."

      A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour venger en même temps sur lui la République et son amour.

      Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de son discours:

      "Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge, notre félicité."

      La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le Benedicite, fit asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.

      VI

      Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme au repos, fumaient leur pipe.

      La Convention nationale avait décrété le maximum: aussitôt grains, farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir, indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé. Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun protestait, se disant poussé soi-même.

      Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la coupaient, et il avait fallu y renoncer.

      Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait le Ça ira, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.

      Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de boucherie.