Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux. Dumas Alexandre. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dumas Alexandre
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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les sept premières années de la vie d'Éva était resté enchaîné au moral, s'était en quelque sorte un beau jour détaché de lui pour faire son chemin à part.

      Au moral, Éva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze.

      Il fallait rétablir cet équilibre entre l'intelligence et les années.

      Maintenant qu'Éva parlait, les choses allaient marcher toutes seules.

      Maintenant, quelle sorte de curiosité allait se développer chez elle? serait-ce la curiosité de la vue, serait-ce la curiosité du cœur?

      Habituée depuis longtemps à s'entendre parler Éva, elle avait depuis longtemps compris que c'était là son nom; seulement, ce nom produisait sur elle une impression différente selon la personne qui le prononçait, et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur, Marthe et Antoine.

      Quand c'était le docteur, de quelque soin, futile ou sérieux, qu'Éva fût occupée, elle bondissait, quittait tout et s'élançait du côté d'où venait la voix.

      Quand c'était Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'aller se placer dans le rayon de l'œil de la vieille servante, n'allant à elle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signe pressant de venir.

      Enfin, si c'était Antoine qui, après être entré, avoir frappé du pied trois fois et avoir dit de sa voix formidable: Cercle de justice, centre de vérité! ajoutait d'une voix plus douce: «Bonjour à mademoiselle Éva,» Éva sans se déranger tournait la tête de son côté, et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disait bonjour de la tête.

      Jacques Mérey avait mesuré avec joie le degré de plaisir qu'éveillaient dans son âme ces différents appels.

      Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'était une vive affection que ce mouvement traduisait.

      Il l'avait vue souriante répondre sans empressement à celui de Marthe; sa lenteur indiquait une simple obéissance passive.

      Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'y avait dans ce mouvement qu'une bienveillante indifférence.

      Restait à connaître avec quelles modulations différentes Éva prononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieille servante et du porteur d'eau.

      Ce fut la curiosité du cœur qui se développa la première chez Éva.

      Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait, puisque nous avons raconté de quelle façon elle répondait à son nom prononcé par trois bouches différentes.

      Elle désira à son tour savoir comment s'appelait le docteur.

      Un jour, elle réfléchit longtemps, regarda le docteur plus tendrement encore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son esprit dans la volonté d'exprimer sa pensée:

      – Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Éva.

      Puis, mettant le même doigt sur la poitrine du docteur:

      – Et toi? ajouta-t-elle.

      Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idée à une autre idée. Elle venait donc de dépasser la limite de l'intelligence animal pour entrer dans l'intelligence humaine.

      – Moi, dit-il, moi, Jacques.

      – Jacques, répéta Éva, à la manière des échos, sans même saisir l'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eût présenté aucune idée à son esprit.

      Le docteur sentit son cœur se serrer et la regarda tristement.

      Mais le cœur d'Éva était déjà à l'œuvre, elle était elle-même mécontente de la pâle intonation de sa voix; elle secoua la tête et dit:

      – Non! non!

      Puis elle répéta le nom de Jacques une seconde fois en essayant de lui donner une expression selon sa pensée.

      Mais elle fut cette fois encore mécontente d'elle-même, et, répondant à la pression de la main du docteur:

      – Attends, dit-elle.

      Et, après une seconde pendant laquelle sa figure s'anima de toutes les expressions tendres qui peuvent s'épanouir sur le visage de la femme:

      – Jacques! s'écria-t-elle une troisième fois.

      Et elle mit dans ce mot une telle tendresse, que celui auquel elle faisait appel ne put s'empêcher, en la serrant contre son cœur, de s'écrier à son tour:

      – Éva, chère Éva!

      Mais, à cette étreinte, la jeune fille pâlit, ferma les yeux, et, sans force pour supporter une pareille sensation, retomba inerte, la bouche à demi ouverte et près de s'évanouir.

      Le docteur comprit la somme de ménagements qu'exigeait cette frêle organisation, et se recula vivement.

      Il l'écrasait de sa force; d'un baiser, il l'eût tuée!

      C'étaient des sensations plus douces, des sensations essentiellement morales qu'il fallait éveiller en elle.

      Après avoir réfléchi, Jacques Mérey s'arrêta à la pitié.

      Éva n'avait jamais vu pleurer, Éva n'avait jamais vu souffrir.

      Un jour que Scipion jouait avec elle dans le jardin, nous disons jouait avec elle, car, de même qu'elle s'était élevée d'abord jusqu'à l'instinct du chien, le chien, du moment qu'elle l'avait dépassé, s'était cramponné à elle, l'avait suivie et s'était élevé jusqu'à son intelligence; tout ce qu'elle commandait à Scipion, Scipion le faisait: retrouver les objets perdus ou cachés n'était qu'un jeu; il y avait longtemps que l'intelligent animal avait laissé loin derrière lui les sauts pour le roi, pour la reine et pour le dauphin de France, et les refus pour le roi de Prusse; il y avait longtemps que sa mort simulée laissait enjamber par-dessus son corps l'infanterie et la cavalerie légère pour ne se réveiller qu'à l'approche de la grosse cavalerie; tout ce que Scipion avait pu faire pour amuser l'enfant, monter sa garde, fumer sa pipe, marcher sur les pattes de derrière, il l'avait fait. Il en était arrivé non plus à amuser Éva, mais à jouer avec Éva, lisant tous ses caprices dans un regard, jouant avec elle à cache-cache et au colin-maillard, lorsqu'un jour, disons-nous, après avoir traversé un buisson pour obéir au commandement d'Éva, il poussa un cri, alla chercher l'objet qu'Éva lui avait commandé de rapporter, mais revint en tenant en l'air sa patte de derrière.

      Puis, ayant déposé l'objet demandé aux pieds d'Éva, il se coucha, se plaignit douloureusement et se mit à lécher sa patte en essayant d'en extraire quelque chose avec les dents. Éva le regarda avec étonnement d'abord, puis ensuite avec inquiétude; un spectacle nouveau se produisait pour elle.

      C'était celui de la douleur.

      Son instinct la porta à prononcer le nom de Scipion d'une façon plus douce et plus tendre, puis elle souleva la patte de l'animal et chercha la cause de la douleur.

      C'était une épine, qui, en entrant dans les chairs du chien, s'était brisée au ras de la peau.

      Éva essaya plusieurs fois d'arracher l'écharde avec ses doigts, mais, n'ayant pas de prise, elle n'en put venir à bout. Alors, continuant de souffrir, Scipion continua de se plaindre, tirant doucement sa patte à lui quand Éva en approchait sa main.

      Éva reconnut alors qu'elle était impuissante à soulager, et cette idée lui vint à l'esprit ou plutôt au cœur, que ce qu'elle ne pouvait pas faire entrait dans le domaine de ce que pouvait faire Jacques.

      C'était un nouveau progrès de son esprit.

      Elle appela donc d'un ton plein d'angoisse:

      – Jacques! Jacques! Jacques!

      Et chacune de ces appellations était plus pressante et plus triste.

      Dès la première, Jacques s'était mis à la fenêtre de son laboratoire et avait compris ce dont il était question, car Éva lui montrait le chien couché languissamment près d'elle. Jacques descendit vivement.

      Il