– Parbleu!.. il est vrai, je le vois bien, il est même…
Et en disant ces mots, il avança la main, mais je retirai vivement la mienne.
– Jamais, prononça-t-il, vous ne vous débarrasserez de cet objet-là…
– Vous croyez?
– J'en suis à peu près sûr.
– Ne vous inquiétez pas de cela… je sais où le placer.
Nous nous regardâmes un instant. Mon interlocuteur semblait s'être radouci et il avait laissé retomber son bras droit… Je crus qu'il allait poser son revolver sur la table, mais il le gardait toujours à la main…
– Vous voyez, dis-je, que je ne vous avais pas trompé… allons, acceptez-vous ma proposition?
L'homme brun parut réfléchir, puis au bout d'un instant:
– Eh bien oui… j'accepte, mais à une condition.
– Laquelle?
– C'est que vous allez immédiatement déposer ce diamant dans mon coffre-fort…
– Ah!.. fis-je, légèrement ému… et après?
– Après… nous causerons…
– Ne pouvons-nous causer maintenant? Que pouvez-vous craindre?.. vous avez un revolver, moi, je n'en ai pas… Je suis à votre discrétion.
– C'est vrai… eh bien, asseyez-vous sur ce divan, là, en face de moi.
Je pris place sur le divan; mon interlocuteur s'assit dans un fauteuil, derrière son bureau et plaça son browning à côté de lui. Il avait tourné la lampe électrique dans ma direction, de sorte que je me trouvais en pleine lumière, tandis que lui m'apparaissait vaguement dans l'ombre… Ses yeux, qui brillaient comme deux escarboucles, étaient continuellement fixés sur les miens, et j'éprouvais une certaine gêne, sous l'influence de ce regard magnétique, inquiétant et narquois.
– Puisque nous devenons associés, prononça-t-il enfin, il est assez juste que nous nous présentions l'un à l'autre… Mon nom, je crois déjà vous l'avoir dit, est Melchior de Manzana… et le vôtre?
– Edgar Pipe.
– Vous êtes sujet anglais?
– Oui…
– Je m'en étais aperçu à votre accent… Moi, je suis Colombien…
Il y eut un silence, puis il reprit:
– Maintenant que les présentations sont faites, revenons à notre affaire… Je ne vous demanderai pas comment le superbe diamant que vous venez de me montrer est tombé entre vos mains… Vous ne l'avez pas, je suppose, trouvé dans la rue… Vous l'avez, c'est le principal, mais je doute que nous nous en débarrassions facilement.
– Si… très facilement…
– Vous croyez?
– J'en suis sûr…
– Auriez-vous déjà acquéreur?
– Oui… et non…
Melchior de Manzana eut un mouvement d'impatience aussitôt réprimé, puis après avoir un instant tapoté du bout des doigts la plaque de verre qui recouvrait son bureau, il laissa tomber ces mots:
– Cela n'est pas une réponse… expliquez-vous plus clairement, je vous prie… dites-moi ce que vous avez l'intention de faire de ce diamant… voilà certes un objet assez difficile à caser dans le commerce… aucun marchand ne vous le prendra.
– Je le sais, aussi mon intention n'est-elle pas de l'offrir à un marchand.
– Alors?..
– J'ai un ami qui est lapidaire et…
– Oui, je comprends… il fractionnera le diamant… c'est dans les choses possibles, mais cela diminuera considérablement sa valeur.
– On en retirera toujours trois millions, au minimum.
– Ah! tant que cela, vous croyez?.. Moi, j'estime qu'une fois morcelé, il vaudra tout au plus deux millions…
– Ce sera encore une bonne affaire…
– Certes… mais dites-moi donc, je ne vois pas pourquoi nous ne partagerions pas…
– Il me semble que vous aviez accepté cinq cent mille francs…
– Oui… c'est vrai, mais j'ai réfléchi… J'estime maintenant que nous devons partager…
J'étais pris… Que pouvais-je refuser à cet individu qui me tenait sous la menace de son revolver. Je souscrivis donc à toutes ses conditions, bien décidé à discuter plus tard, avec lui, quand je pourrais enfin exprimer librement ma pensée. Pour l'instant, j'étais dans la situation d'un homme qui se noie et qui cherche à se rattraper à la moindre branche, à la plus précaire des épaves.
– Soit, dis-je, j'accepte… nous ferons deux parts égales, de la somme que nous retirerons du diamant.
Et j'ajoutai hypocritement:
– D'ailleurs, je serai très heureux de vous obliger, car j'avoue que vous m'êtes très sympathique.
Melchior de Manzana me regarda avec méfiance.
– N'exagérez pas, dit-il.
– Je vous assure…
– C'est bien, trancha-t-il… puisque nous sommes d'accord, remettez-moi l'objet, je vais le serrer dans mon coffre-fort.
– Ah! pardon, fis-je… cela n'était pas dans nos conventions.
– Possible… mais vous admettrez bien que je m'entoure de quelques garanties… Vous ne supposez pas que je vais vous laisser filer avec votre diamant…
– Certes non, mais qui me dit qu'une fois que vous l'aurez enfermé dans votre coffre-fort, vous ne me flanquerez pas à la porte purement et simplement.
Mon interlocuteur eut un petit haussement d'épaules.
– Mon cher Pipe, répondit-il (il m'appelait son cher Pipe), permettez-moi de vous dire que vous manquez un peu de perspicacité… Voyons, il suffit de raisonner, que diable! Vous vous présentez chez moi en crochetant ma serrure, je vous reçois, le revolver à la main, nous discutons et finalement je consens à traiter avec vous… Au lieu de vous livrer à la police, comme c'était mon droit – je dirai plus, mon devoir – je fais taire tous mes scrupules d'honnête homme et je deviens… votre associé… Triste association, à la vérité, car le capital que vous m'apportez étant de source suspecte, je risque, par la suite, de devenir complice d'un vol… Je joue gros jeu, moi aussi, vous en conviendrez…
– Evidemment… évidemment, mais vous vous compromettez davantage encore en conservant le diamant chez vous, dans votre propre secrétaire… Avez-vous donc l'intention de le vendre vous-même?
– Non, mon cher Pipe, cela vous regarde… Quand nous aurons trouvé un acquéreur, je vous rendrai votre pierre précieuse et nous irons tous deux chez cet acquéreur. En un mot, nous ne nous quitterons plus un seul instant… A partir de cette minute, vous devenez mon hôte, mon commensal… vous vous installez ici… Je vous fais dresser un lit dans cette pièce, à côté du coffre-fort et vous pouvez ainsi surveiller votre «gage». Que vous faut-il de plus?
Ce raisonnement était loin de me convaincre, mais dans la situation où je me trouvais, je devais tout accepter. Le revolver, un petit browning bronzé, était toujours sur la table et Manzana le caressait de temps à autre d'un geste nonchalant.
La grande force, dans la vie, c'est de gagner du temps, car avec le temps les affaires les plus compliquées finissent souvent par s'arranger d'elles-mêmes… Je cédai donc et remis le diamant à Manzana. Il le regarda de nouveau, s'extasia sur son poids et sa limpidité, puis, ouvrant son coffre-fort, le plaça soigneusement sur la tablette du haut, dans une petite caisse à monnaie.