Corneille expliqué aux enfants. Faguet Émile. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Faguet Émile
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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vous pensez, demander au roi qu'il punisse Rodrigue, tout en craignant de l'obtenir, et en se disant que si l'on met Rodrigue à mort, sa vie, à elle aussi, est brisée.

      Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang

      Couler à gros bouillons de son généreux flanc;

      Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,

      Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,

      Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux

      De se voir répandu pour d'autres que pour vous,

      Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,

      Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.

      J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur;

      Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,

      Sire, la voix me manque à ce récit funeste;

      Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

LE ROI

      Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui

      Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.

CHIMÈNE

      Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.

      Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie;

      Son flanc était ouvert; et, pour mieux m'émouvoir,

      Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;

      Ou plutôt sa valeur, en cet état réduite,

      Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite;

      Et pour se faire entendre au plus juste des rois,

      Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.

      Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,

      Règne devant vos yeux une telle licence;

      Que les plus valeureux, avec impunité,

      Soient exposés aux coups de la témérité;

      Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,

      Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.

      Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir

      Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.

      Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,

      Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance2.

      Vous perdez en la mort d'un homme de son rang;

      Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.

      Quelle affreuse aventure, et comme, de tout côté, on ne voit pour ces braves jeunes gens que des sujets de désespoir!

      Mais en ce même temps les Espagnols sont en guerre avec les Maures. Pendant que le roi examine l'affaire de Rodrigue, les Maures attaquent la frontière, au milieu de la nuit. Rodrigue l'apprend, réunit ses compagnons, ses amis, des inconnus même qu'il trouve sur sa route, marche à l'ennemi, se bat toute la nuit, est vainqueur, et sauve l'Espagne.

      Voici comment lui-même, au retour, raconte l'affaire à son roi:

      Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,

      Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,

      Une troupe d'amis chez mon père assemblée

      Sollicita mon âme encor toute troublée…

      Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,

      Si j'osai l'employer sans votre autorité;

      Le péril approchait; leur brigade était prête;

      Me montrant à la cour, je hasardais ma tête:

      Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux

      De sortir de la vie en combattant pour vous.

LE ROI

      J'excuse ta chaleur à venger ton offense;

      Et l'État défendu me parle en ta défense:

      Crois que dorénavant Chimène a beau parler,

      Je ne l'écoute plus que pour la consoler.

      Mais poursuis.

DON RODRIGUE

      Sous moi donc cette troupe s'avance,

      Et porte sur le front une mâle assurance.

      Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,

      Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,

      Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,

      Les plus épouvantés reprenaient de courage!

      J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,

      Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés:

      Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,

      Brûlant d'impatience autour de moi demeure,

      Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,

      Passe une bonne part d'une si belle nuit.

      Par mon commandement la garde en fait de même,

      Et se tenant cachée, aide à mon stratagème;

      Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous

      L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.

      Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

      Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;

      L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort

      Les Maures et la mer montent jusques au port.

      On les laisse passer; tout leur paraît tranquille;

      Point de soldats au port, point aux murs de la ville.

      Notre profond silence abusant leurs esprits,

      Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;

      Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,

      Et courent se livrer aux mains qui les attendent.

      Nous nous levons alors, et tous en même temps

      Poussons jusques au ciel mille cris éclatants:

      Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent;

      Ils paraissent armés, les Maures se confondent,

      L'épouvante les prend à demi descendus;

      Avant que de combattre ils s'estiment perdus.

      Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;

      Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,

      Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,

      Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.

      Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,

      Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:

      La honte de mourir sans avoir combattu

      Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.

      Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges3,

      De notre sang au leur font d'horribles mélanges;

      Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,

      Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

      O combien d'actions, combien d'exploits célèbres

      Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,

      Où chacun, seul témoin des grands


<p>2</p>

Allégeance, soulagement.

<p>3</p>

Alfange.– Mot espagnol et portugais signifiant cimeterre ou sabre très recourbé. Au temps de Corneille, la langue espagnole était très en usage en France, et ce mot, sans doute, assez usité, ou, tout au moins, compris de tout le monde. Aucun autre auteur que Corneille ne l'a employé.