Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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a été fort chaude et fort variée aujourd'hui, M. d'Holbach soutient qu'il ne faut jamais plaisanter au jeu; qu'en pensez-vous? Autre paradoxe: qu'on ne corrige les hommes de rien. Je vois à cela deux choses: l'une, qu'il se fâche aisément quand il perd, et qu'il voudrait bien s'excuser le peu de succès de l'éducation de ses enfants… Je les ai laissés sur une bonne folie. Ils en ont pour jusqu'à minuit, s'ils le veulent. J'ai dit: Veut-on semer une graine; on défriche, on laboure, on herse. Veut-on planter un arbre; on choisit le temps, la saison; on ouvre la terre, on la prépare; il y a des soins que l'on prend. Quelle est la fleur qui n'en exige pas? Il n'y a que l'homme qu'on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé ni à celle de la mère; on a l'estomac chargé d'aliments, la tête échauffée de vin; on est épuisé de fatigue; on est embarrassé d'affaires, abattu de chagrins. L'Écossais a dit: «Quand on cherche à les faire sains, on les fait sots.»

      Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont innocents tous les deux, on les fait fous. Sans plaisanter, c'est un ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circonspection.

      Il a fait une après-dînée charmante. Nos jardins étaient couverts d'ouvriers et vivants. J'ai été voir planter des buis, tracer des plates-bandes, fermer des boulingrins. J'aime à causer avec le paysan; j'en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de petites araignées dont la terre fourmille: elles ne travaillent que dans cette saison et que certains jours.

      À gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend du vent du nord; il est coupé par un ruisseau qui coule naturellement à travers des branches d'arbres rompues, à travers des ronces, des joncs, de la mousse, des cailloux. Le coup d'œil en tout à fait pittoresque et sauvage. C'est là qu'on allait chercher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de la saison. Il n'y a plus moyen d'en approcher; il faut tourner autour et prendre le soleil.

      Nous avons été à Amboile50: nous avons vu la folie d'un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les eaux qui l'entourent et les coteaux qui le dominent, a l'air d'un flacon dans un seau de glace…

      Vous êtes bien hardie de lire deux pages d'une de mes lettres à votre mère; mais cela vous a réussi. À la bonne heure pour cette fois, ma mie; croyez-moi, n'y revenez plus… Je viens de recevoir votre lettre qui finit par ces mots: «Mercredi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami; je dors plus d'à moitié, et je ne vous en aime pas moins.» Je me trompe: c'est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n'en ayez point écrit depuis. M. Hudet m'a fait dire que la première qui lui viendrait sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous prévenir, adressez dans la suite: A M. Hudet, pour remettre à M. Diderot; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d'Aine, maître des requêtes, rue de l'Université, avec mon adresse au Grandval; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu'il n'y ait point d'enveloppe: l'enveloppe fait perdre le port au fermier et le bénéfice au directeur. Si ce n'est pas leur compte, ce n'est pas mon intention.

      Vos conjectures sur Villeneuve et d'Alembert ne sont pas tout à fait sans fondement. Me voilà hors d'un grand souci. Le paquet errant est arrivé à sa destination; j'y répondrai, au reste, quand j'en aurai le temps et l'espace; je ne saurais m'empêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande beauté. J'en suis touché jusqu'aux larmes. Je coucherai aussi sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie; je vous aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais vous aimer encore davantage, mais je ne saurais.

      XXV

Le 30 octobre 1759.

      Voici, mon amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la patience de la lire jusqu'à la fin; vous y trouverez peut-être des choses qui ne vous déplairont pas.

      Il fit dimanche une très-belle journée; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu'à Champigny.

      Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C'est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d'un côté, dans le fond; Chennevières et Champigny, de l'autre, sur les sommets; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L'imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n'en offre là. Nous nous sommes proposé d'y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m'étais fiché une épine au doigt; le Baron était entrepris d'un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

      Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer; ici l'on se réchauffe; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C'est Mlle d'Holbach qui a parlé la première, et elle a dit:

      – Maman, que ne faites-vous une partie? – Non; j'aime mieux me reposer et bavarder. – Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

      Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

      – Eh bien! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne? – J'en suis aux Arabes et aux Sarrasins51. – À Mahomet, le meilleur ami des femmes? – Oui, et le plus grand ennemi de la raison. – Voilà une impertinente remarque. – Madame, ce n'est point une remarque, c'est un fait. – Autre sottise; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

      – Ces peuples n'ont connu l'écriture que peu de temps avant l'hégire. – L'hégire! quel animal est-ce là? – Madame, c'est la grande époque des musulmans. – Me voilà bien avancée; je n'entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

      – Antérieurement à cette époque, c'étaient des idolâtres grossiers; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu'ils honoraient du nom de chated étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu'on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. – Cela est juste. – Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. – Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize52 est un baguenaudier. Il m'en faut cent cinquante bottes et il m'en envoie quatre-vingts. – Ces plates-bandes seront fort bien; qu'en pensez-vous? – À merveille. – Je voudrais bien que M. Charon53 revît son jardin.

      – Les premiers législateurs des nations étaient chargés d'interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d'ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d'infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d'absoudre, d'assembler et de disperser, d'armer et de désarmer, d'imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu'un peuple se police, ces fonctions se séparent… Un homme commande… un autre sacrifie… un troisième guérit… un quatrième, plus sacré, les immortalise… et s'immortalise lui-même.

      – Madame, ce qu'ils disent là est fort beau. – Je me soucie bien de ce qu'ils disent; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n'avons vu la Parfaite-Union.– Tant mieux. – Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu'ils y restent… – Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. – Jamais elle ne sait ce qu'elle veut. – Pardonnez-moi; mais elle n'est jamais contente de ce qu'elle a. – Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n'y a rien de si incommode que le désir, si ce n'est la possession. – Cependant il faut avoir ou manquer. – C'est une assez triste nécessité…

      – Ce fut un certain Moramere


<p>50</p>

Amboile ou Ormesson, château situé à côte du Grandval et appartenant alors à la famille d'Ormesson.

<p>51</p>

En effet, ce qu'on va lire est, moins les interruptions, bien entendu, reproduit dans l'article Sarrasins de l'Encyclopédie. Voir t. XII, p. 36 et suiv.

<p>52</p>

Intendant du baron d'Holbach.

<p>53</p>

M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval.