Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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concevez, lecteur, jusqu'où je pourrais pousser cette conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d'un pas plus avancé. Si vous me savez peu de gré de ce que je vous dis, sachez-m'en beaucoup de ce que je ne vous dis pas.

      Tandis que nos deux théologiens disputaient sans s'entendre, comme il peut arriver en théologie, la nuit s'approchait. Ils traversaient une contrée peu sûre en tout temps, et qui l'était bien moins encore alors que la mauvaise administration et la misère avaient multiplié sans fin le nombre des malfaiteurs. Ils s'arrêtèrent dans la plus misérable des auberges. On leur dressa deux lits de sangles dans une chambre formée de cloisons entr'ouvertes de tous les côtés. Ils demandèrent à souper. On leur apporta de l'eau de mare, du pain noir et du vin tourné. L'hôte, l'hôtesse, les enfants, les valets, tout avait l'air sinistre. Ils entendaient à côté d'eux les ris immodérés et la joie tumultueuse d'une douzaine de brigands qui les avaient précédés et qui s'étaient emparés de toutes les provisions. Jacques était assez tranquille; il s'en fallait beaucoup que son maître le fût autant. Celui-ci promenait son souci en long et en large, tandis que son valet dévorait quelques morceaux de pain noir, et avalait en grimaçant quelques verres de mauvais vin. Ils en étaient là, lorsqu'ils entendirent frapper à leur porte: c'était un valet que ces insolents et dangereux voisins avaient contraint d'apporter à nos deux voyageurs, sur une de leurs assiettes, tous les os d'une volaille qu'ils avaient mangée. Jacques, indigné, prend les pistolets de son maître.

      «Où vas-tu?

      – Laissez-moi faire.

      – Où vas-tu? te dis-je.

      – Mettre à la raison cette canaille.

      – Sais-tu qu'ils sont une douzaine?

      – Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez.

      – Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton!..»

      Jacques s'échappe des mains de son maître, entre dans la chambre de ces coupe-jarrets, un pistolet armé dans chaque main. «Vite, qu'on se couche, leur dit-il, le premier qui remue je lui brûle la cervelle…» Jacques avait l'air et le ton si vrais, que ces coquins, qui prisaient autant la vie que d'honnêtes gens, se lèvent de table sans souffler le mot, se déshabillent et se couchent. Son maître, incertain sur la manière dont cette aventure finirait, l'attendait en tremblant. Jacques rentra chargé des dépouilles de ces gens; il s'en était emparé pour qu'ils ne fussent pas tentés de se relever; il avait éteint leur lumière et fermé à double tour leur porte, dont il tenait la clef avec un de ses pistolets. «À présent, monsieur, dit-il à son maître, nous n'avons plus qu'à nous barricader en poussant nos lits contre cette porte, et à dormir paisiblement…» Et il se mit en devoir de pousser les lits, racontant froidement et succinctement à son maître le détail de cette expédition.

LE MAÎTRE

      Jacques, quel diable d'homme es-tu! Tu crois donc…

JACQUES

      Je ne crois ni ne décrois.

LE MAÎTRE

      S'ils avaient refusé de se coucher?

JACQUES

      Cela était impossible.

LE MAÎTRE

      Pourquoi?

JACQUES

      Parce qu'ils ne l'ont pas fait.

LE MAÎTRE

      S'ils se relevaient?

JACQUES

      Tant pis ou tant mieux.

LE MAÎTRE

      Si… si… si… et…

JACQUES

      Si, si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger, et rien n'était plus faux; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien peut-être n'est encore plus faux. Tous, dans cette maison, nous avons peur les uns des autres; ce qui prouve que nous sommes tous des sots…

      Et, tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir, et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait et disait: «Quel diable d'homme est-ce là!..» À l'exemple de son valet, le maître s'étendit aussi sur son grabat, mais il n'y dormit pas de même. Dès la pointe du jour, Jacques sentit une main qui le poussait; c'était celle de son maître qui l'appelait à voix basse: Jacques! Jacques!

JACQUES

      Qu'est-ce?

LE MAÎTRE

      Il fait jour.

JACQUES

      Cela se peut.

LE MAÎTRE

      Lève-toi donc.

JACQUES

      Pourquoi?

LE MAÎTRE

      Pour sortir d'ici au plus vite.

JACQUES

      Pourquoi?

LE MAÎTRE

      Parce que nous y sommes mal.

JACQUES

      Qui le sait, et si nous serons mieux ailleurs?

LE MAÎTRE

      Jacques?

JACQUES

      Eh bien, Jacques! Jacques! quel diable d'homme êtes-vous?

LE MAÎTRE

      Quel diable d'homme es-tu! Jacques, mon ami, je t'en prie.

      Jacques se frotta les yeux, bâilla à plusieurs reprises, étendit les bras, se leva, s'habilla sans se presser, repoussa les lits, sortit de la chambre, descendit, alla à l'écurie, sella et brida les chevaux, éveilla l'hôte qui dormait encore, paya la dépense, garda les clefs des deux chambres; et voilà nos gens partis.

      Le maître voulait s'éloigner au grand trot; Jacques voulait aller le pas, et toujours d'après son système. Lorsqu'ils furent à une assez grande distance de leur triste gîte, le maître, entendant quelque chose qui résonnait dans la poche de Jacques, lui demanda ce que c'était: Jacques lui dit que c'étaient les deux clefs des chambres.

LE MAÎTRE

      Et pourquoi ne les avoir pas rendues?

JACQUES

      C'est qu'il faudra enfoncer deux portes; celle de nos voisins pour les tirer de leur prison, la nôtre pour leur délivrer leurs vêtements; et que cela nous donnera du temps.

LE MAÎTRE

      Fort bien, Jacques! mais pourquoi gagner du temps?

JACQUES

      Pourquoi? Ma foi, je n'en sais rien.

LE MAÎTRE

      Et si tu veux gagner du temps, pourquoi aller au petit pas comme tu fais?

JACQUES

      C'est que, faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu'on veut ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal.

LE MAÎTRE

      Pourrais-tu me dire ce que c'est qu'un fou, ce que c'est qu'un sage?

JACQUES

      Pourquoi pas?.. un fou… attendez… c'est un homme malheureux; et par conséquent un homme heureux est sage.

LE MAÎTRE

      Et qu'est-ce qu'un homme heureux ou malheureux?

JACQUES

      Pour celui-ci, il est aisé. Un homme heureux est celui dont le bonheur est écrit là-haut; et par conséquent celui dont le malheur est écrit là-haut, est un homme malheureux.

LE MAÎTRE

      Et qui est-ce qui a écrit là-haut le bonheur et le malheur?

JACQUES

      Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus; car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou?

LE MAÎTRE

      Je crois que oui.

JACQUES

      Moi, je crois que non; car il faudrait