Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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à chaque coup: «Celui-là était apparemment encore écrit là-haut…»

      Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu? d'embarquer Jacques pour les îles? d'y conduire son maître? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.

      L'aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. – Et où allaient-ils? – Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds: Qu'est-ce que cela vous fait? Si j'entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques… Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet: Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours?

JACQUES

      Nous en étions, je crois, à la déroute de l'armée ennemie. On se sauve, on est poursuivi, chacun pense à soi. Je reste sur le champ de bataille, enseveli sous le nombre des morts et des blessés, qui fut prodigieux. Le lendemain on me jeta, avec une douzaine d'autres, sur une charrette, pour être conduit à un de nos hôpitaux. Ah! monsieur, je ne crois pas qu'il y ait de blessures plus cruelles que celle du genou.

LE MAÎTRE

      Allons donc, Jacques, tu te moques.

JACQUES

      Non, pardieu, monsieur, je ne me moque pas! Il y a là je ne sais combien d'os, de tendons et d'autres choses qu'ils appellent je ne sais comment…8

      Une espèce de paysan qui les suivait avec une fille qu'il portait en croupe et qui les avait écoutés, prit la parole et dit: «Monsieur a raison…»

      On ne savait à qui ce monsieur était adressé, mais il fut mal pris par Jacques et par son maître; et Jacques dit à cet interlocuteur indiscret: «De quoi te mêles-tu?

      – Je me mêle de mon métier; je suis chirurgien à votre service, et je vais vous démontrer…»

      La femme qu'il portait en croupe lui disait: «Monsieur le docteur, passons notre chemin et laissons ces messieurs qui n'aiment pas qu'on leur démontre.

      – Non, lui répondit le chirurgien, je veux leur démontrer, et je leur démontrerai…»

      Et, tout en se retournant pour démontrer, il pousse sa compagne, lui fait perdre l'équilibre et la jette à terre, un pied pris dans la basque de son habit et les cotillons renversés sur sa tête. Jacques descend, dégage le pied de cette pauvre créature et lui rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il commença par rabaisser les jupons ou par dégager le pied; mais à juger de l'état de cette femme par ses cris, elle s'était grièvement blessée. Et le maître de Jacques disait au chirurgien: «Voilà ce que c'est que de démontrer.»

      Et le chirurgien: «Voilà ce que c'est que de ne vouloir pas qu'on démontre!..»

      Et Jacques à la femme tombée ou ramassée: «Consolez-vous, ma bonne, il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître: c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui, sur ce chemin, à l'heure qu'il est, M. le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul…»

      Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me prenait en fantaisie de vous désespérer! Je donnerais de l'importance à cette femme; j'en ferais la nièce d'un curé du village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; je me préparerais des combats et des amours; car enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et son maître s'en étaient aperçus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasion aussi séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois? pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival préféré de son maître? – Est-ce que le cas lui était déjà arrivé? – Toujours des questions! Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le récit de ses amours? Une bonne fois pour toutes, expliquez-vous; cela vous fera-t-il, cela ne vous fera-t-il pas plaisir? Si cela vous fera plaisir, remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs. Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit à son maître:

      Voilà le train du monde; vous qui n'avez été blessé de votre vie et qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou, vous me soutenez, à moi qui ai eu le genou fracassé et qui boite depuis vingt ans…

LE MAÎTRE

      Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est cause que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de l'hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux.

JACQUES

      Quoi qu'il vous plaise d'en penser, la douleur de mon genou était excessive; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture, par l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu.

LE MAÎTRE

      Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais?

JACQUES

      Assurément! Je perdais tout mon sang, et j'étais un homme mort si notre charrette, la dernière de la ligne, ne se fût arrêtée devant une chaumière. Là, je demande à descendre; on me met à terre. Une jeune femme, qui était debout à la porte de la chaumière, rentra chez elle et en sortit presque aussitôt avec un verre et une bouteille de vin. J'en bus un ou deux coups à la hâte. Les charrettes qui précédaient la nôtre défilèrent. On se disposait à me rejeter parmi mes camarades, lorsque, m'attachant fortement aux vêtements de cette femme et à tout ce qui était autour de moi, je protestai que je ne remonterais pas et que, mourir pour mourir, j'aimais mieux que ce fût à l'endroit où j'étais qu'à deux lieues plus loin. En achevant ces derniers mots, je tombai en défaillance9. Au sortir de cet état, je me trouvai déshabillé et couché dans un lit qui occupait un des coins de la chaumière, ayant autour de moi un paysan, le maître du lieu, sa femme, la même qui m'avait secouru, et quelques petits enfants. La femme avait trempé le coin de son tablier dans du vinaigre et m'en frottait le nez et les tempes10.

LE MAÎTRE

      Ah! malheureux! ah! coquin!.. Infâme, je te vois arriver.

JACQUES

      Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.

LE MAÎTRE

      N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux?

JACQUES

      Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux? Et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous vous disposez à me dire, je me le serais dit; je me serais souffleté; je me serais cogné la tête contre le mur; je me serais arraché les cheveux: il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu.

LE MAÎTRE

      Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords.

JACQUES

      Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la cervelle; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine: Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer cette écriture? Puis-je n'être pas moi? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi? Puis-je être moi et un autre? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes; mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je les trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse?

LE MAÎTRE

      Je rêve à une chose: c'est si ton bienfaiteur eût été cocu parce qu'il était écrit là-haut; ou si cela était écrit là-haut parce que tu ferais cocu ton bienfaiteur?

JACQUES

      Tous


<p>8</p>

«… Si bien que ce n'est que le lendemain, à midi, continua le caporal, que je fus échangé et mis dans une charrette avec treize ou quatorze autres, pour être transporté à notre hôpital. – Il n'y a pas de partie dans tout le corps, sauf votre respect, où une blessure cause une torture plus intolérable qu'au genou.

« – Excepté à l'aine, dit mon oncle Toby. – Sauf votre respect, repartit le caporal, le genou, à mon avis, doit certainement être plus douloureux à cause de tous les tendons et de tous les je ne sais quoi qui s'y trouvent.» (Sterne. Tristram Shandy, liv. VIII, chap. cclxiii.)

<p>9</p>

«Je racontais mes souffrances à une jeune femme, dans une maison de paysan où notre charrette, qui était la dernière de la file, avait fait halte; on m'y avait fait entrer, et la jeune femme avait tiré de sa poche un cordial et en avait versé sur du sucre, et, voyant qu'il m'avait ranimé, elle m'en avait donné une seconde et une troisième fois. – Je lui racontais donc, sauf votre respect, le supplice où j'étais, et je lui disais qu'il était si intolérable, que j'aimerais mieux m'étendre sur ce lit, – en en désignant un qui était dans le coin de la chambre, et mourir, – que d'aller plus loin. Elle essaya de m'y conduire, mais je m'évanouis dans ses bras.» (Sterne, Tristram Shandy, liv. VIII, chap. cclxiv.)

<p>10</p>

«Lors donc que je revins à moi, je me trouvai dans une cabane silencieuse et tranquille, où il n'y avait que la jeune femme, le paysan et sa femme. J'étais couché en travers du lit, dans le coin de la chambre, ma jambe blessée sur une chaise, et la jeune femme à côté de moi, d'une main me tenant sous le nez le coin d'un mouchoir trempé dans du vinaigre, et de l'autre me frottant les tempes.» (Sterne, Tristram Shandy, ibid.)