On s'occupa au château de la Muette de ce sinistre événement, sans se douter qu'il était le prélude des agitations bien autrement redoutables qui allaient tourmenter l'Europe et surtout la France. Veuve, mère et régente, la duchesse de Weimar avait plus d'un titre à l'intérêt de la Reine; mais le malheur dont Marie-Antoinette prenait pitié, et le courage dont elle faisait l'éloge, n'étaient rien auprès de ce que Dieu réservait à la Reine et à sa belle-sœur Élisabeth, en ce moment auprès d'elle, et qui n'avait encore que dix ans: un malheur au-dessus de toute pitié, un courage au-dessus de tout éloge.
L'âge si tendre de Madame Élisabeth m'a obligé jusqu'ici à ne point distinguer sa vie de celle du Roi son frère et de celle de la Reine sa sœur, qui se séparaient le moins possible de cette jeune princesse. Le courant des grandeurs royales emportait ce petit flot, qui n'avait encore ni bruit ni mouvement qui lui fussent propres. Bientôt Élisabeth sortira de cette ombre propice qui environna ses premières années. On verra l'aurore de son esprit se lever, son cœur se former, et puis, une fois armée pour le combat, elle viendra librement demander sa part des épreuves et des adversités royales; mais n'anticipons pas sur les événements, et n'ouvrons pas à la Révolution avant qu'elle frappe à la porte de l'histoire.
Le 21 mai, le Roi tient son premier conseil des dépêches, auquel le comte de Maurepas est appelé.
Le dimanche 22, jour de la Pentecôte, et le lundi 23, Madame Élisabeth avec toute la famille royale assiste le matin à l'office et l'après-midi aux vêpres, dans l'église des Minimes de Chaillot. Le mardi 24, dans l'après-midi, Madame Élisabeth accompagne encore sa famille à Saint-Denis, où elle va voir Madame Louise et entendre les vêpres et le salut dans l'église des Religieuses Carmélites. Le peuple se porte en foule sur leur passage et leur témoigne ses sentiments par de vives acclamations.
Le jeudi 2 juin, jour de la Fête-Dieu, un acte de piété publique (que ne comprennent plus les philosophes du jour) leur attire les bénédictions des mères chrétiennes: le Roi et la Reine, entourés de leur famille, accompagnent à pied le saint sacrement à la procession de l'église paroissiale de Passy. Cette cérémonie religieuse avait attiré un concours prodigieux de population. Informé qu'un des boulangers du lieu avait profité de cette occasion pour vendre son pain au-dessus de la taxe, le Roi manda lui-même cet artisan enrichi, le réprimanda vivement, et le condamna à une amende de six cents livres pour les pauvres.
Le lendemain 3 juin, paraît un édit qui gagne davantage aux jeunes souverains les sympathies populaires. Le premier acte de l'autorité royale est tout ensemble un acte de justice et de bonté: il rassure la nation sur le payement des dettes de l'État, sur l'acquittement des intérêts promis, et il fait remise du droit de joyeux avénement53.
L'atmosphère de la loyauté s'épure: les du Barry s'éloignent; la comtesse se retire dans l'abbaye du Pont-aux-Dames, près de Meaux, M. de Monteil remplace le marquis du Barry comme capitaine colonel des Suisses de la garde du comte d'Artois, et la comtesse de Polignac remplace la marquise du Barry, dame pour accompagner la comtesse d'Artois. Le duc d'Aiguillon remet aussi au Roi la démission de sa charge de secrétaire d'État: le Roi appelle le comte du Muy au ministère de la guerre, et le comte de Vergennes (qui était ambassadeur en Suède) au ministère des affaires étrangères.
Le 5 juin, le Parlement (dont la députation se composait du premier président, de deux présidents à mortier, de quatre conseillers de la grand'chambre et des gens du Roi) se rend à la Muette pour présenter ses premiers hommages aux nouveaux souverains. La chambre des comptes et la cour des monnaies suivent de près le Parlement. Puis l'Académie française est introduite par le marquis de Dreux, grand maître des cérémonies, et présentée au Roi et à la Reine par le duc de la Vrillière, ministre secrétaire d'État de la maison. Gresset, revenu de sa ville d'Amiens, d'où il ne sortait que dans de grandes circonstances, harangua les jeunes souverains au nom de l'Académie française, dont il était directeur. «Sire, dit-il au Roi en finissant, les brillantes destinées dont ce grand prince (Louis XV) fut privé, vont être remplies par le règne fortuné de Votre Majesté sur la plus noble des monarchies, sur cette nation généreuse, franche, sensible, si distinguée par son amour pour ses maîtres, pour laquelle cet amour est un besoin, une gloire, un bonheur, nation si digne par ses sentiments de l'amour de son Roi54.»
Quelles pénibles réflexions ces éloges donnés à la nation ne font-ils pas naître, quand notre mémoire se reporte sur les humiliations, les outrages et la mort que la nation généreuse laissa infliger à ce malheureux prince!
Et quelles douloureuses pensées ne fait-il pas naître, cet autre discours adressé à la Reine, que nos lecteurs peut-être trouveront trop louangeur, mais auquel les contemporains applaudissaient comme à un hommage mérité, quand Gresset s'exprimait ainsi:
«Madame,
»Il ne restoit plus à la nation qu'un sentiment dont elle peut offrir l'hommage à Votre Majesté, celui du plus profond respect qui nous amène au pied du trône; le tribut des autres sentiments vous avoit été offert d'une voix unanime dès que votre présence auguste et chérie a paré nos climats.
»Tous les titres faits pour commander, réussir et plaire, titres héréditaires dans votre auguste maison; la bienfaisance, la sensibilité pour l'infortune, l'esprit aimable et la vertu embellie de toutes les grâces qui la font adorer, avoient commencé votre empire sur tous les cœurs françois.
»Dans ces enchantements universels, au milieu de ces acclamations attendrissantes qui précèdent, accompagnent et suivent vos traces, daignez, Madame, en recevant avec bonté le premier hommage de l'Académie françoise, daignez lui permettre d'espérer que Votre Majesté voudra bien honorer quelquefois ses travaux d'un regard.
»Les lettres, les beaux-arts et le génie sont les organes et les dépositaires de la gloire des empires. Quelle époque plus brillante pourroit les animer et les inspirer que le règne fortuné qui commence? En écrivant, Madame, pour le plus puissant et le plus aimable des rois, en écrivant pour Votre Majesté, l'histoire, l'éloquence et la poésie n'auront que des succès à célébrer, des vertus à peindre et la vérité à exprimer.»
Ces paroles émurent le Roi et la Reine. Ils y répondirent par quelques mots pleins de bonté. Ils avaient tous deux une véritable sympathie pour Gresset, qui avait éprouvé quelque disgrâce sous le règne précédent; puis ils connaissaient le poëme de Vert-Vert, ce spirituel badinage55 qui a surnagé, aussi bien que le Lutrin, sur ce fleuve du temps où tant de gros livres s'enfoncent et disparaissent.
La justice du nouveau Roi dédommagea Gresset des rigueurs de Louis XV. L'auteur du Méchant reçut le cordon de l'ordre de Saint-Michel et des lettres de noblesse rédigées dans les termes les plus honorables.
Durosoi, qui avait été mis à la Bastille en 1770 pour un mauvais ouvrage, ne craignit pas de venir aussi à la Muette complimenter le Roi et la Reine par un pitoyable poëme intitulé le Joyeux Avénement. Il ne faut pas dire qu'un mauvais écrit suppose toujours de l'esprit; «car, dit la Harpe, ceux de M. Durosoi supposent le contraire.» Palissot, en accolant dans un vers Durosoi à Blin de Sainmore, prévient par une note explicative que «Blin est à Rosoi ce que l'honnête aisance est à la mendicité.» Mais le temps viendra où le poëte sans verve prouvera qu'il n'est pas un homme sans cœur: s'il a le tort d'apporter de misérables vers au Roi en 1774, il aura le courage de mourir pour lui en 1792.
Le 6 juin, le Roi, la