– Avec quel plaisir j'ai vu venir l'été de 1818! a dit souvent Bridau en racontant ses misères d'alors. Le soleil m'a dispensé d'acheter du charbon.
Déjà tout aussi fort que Gros en fait de couleur, il ne voyait plus son maître que pour le consulter; il méditait alors de rompre en visière aux classiques, de briser les conventions grecques et les lisières dans lesquelles on renfermait un art à qui la nature appartient comme elle est, dans la toute-puissance de ses créations et de ses fantaisies. Joseph se préparait à sa lutte qui, dès le jour où il apparut au Salon, en 1823, ne cessa plus. L'année fut terrible: Roguin, le notaire de madame Descoings et de madame Bridau, disparut en emportant les retenues faites depuis sept ans sur l'usufruit, et qui devaient déjà produire deux mille francs de rente. Trois jours après ce désastre, arriva de New-York une lettre de change de mille francs tirée par le colonel Philippe sur sa mère. Le pauvre garçon, abusé comme tant d'autres, avait tout perdu au Champ-d'Asile. Cette lettre, qui fit fondre en larmes Agathe, la Descoings et Joseph, parlait de dettes contractées à New-York, où des camarades d'infortune cautionnaient le colonel.
– C'est pourtant moi qui l'ai forcé de s'embarquer, s'écria la pauvre mère ingénieuse à justifier les fautes de Philippe.
– Je ne vous conseille pas, dit la vieille Descoings à sa nièce, de lui faire souvent faire des voyages de ce genre-là.
Madame Descoings était héroïque. Elle donnait toujours mille écus à madame Bridau, mais elle nourrissait aussi toujours le même terne qui, depuis 1799, n'était pas sorti. Vers ce temps, elle commençait à douter de la bonne foi de l'administration. Elle accusa le gouvernement, et le crut très-capable de supprimer les trois numéros dans l'urne afin de provoquer les mises furieuses des actionnaires. Après un rapide examen des ressources, il parut impossible de faire mille francs sans vendre une portion de rente. Les deux femmes parlèrent d'engager l'argenterie, une partie du linge ou le surplus de mobilier. Joseph, effrayé de ces propositions, alla trouver Gérard, lui exposa sa situation, et le grand peintre lui obtint au Ministère de la Maison du Roi deux copies du portrait de Louis XVIII à raison de cinq cents francs chacune. Quoique peu donnant, Gros mena son élève chez un marchand de couleurs, auquel il dit de mettre sur son compte les fournitures nécessaires à Joseph. Mais les mille francs ne devaient être payés que les copies livrées. Joseph fit alors quatre tableaux de chevalet en dix jours, les vendit à des marchands, et apporta les mille francs à sa mère qui put solder la lettre de change. Huit jours après, vint une autre lettre, par laquelle le colonel avisait sa mère de son départ sur un paquebot dont le capitaine le prenait sur sa parole. Philippe annonçait avoir besoin d'au moins mille autres francs en débarquant au Havre.
– Bon, dit Joseph à sa mère, j'aurai fini mes copies, tu lui porteras mille francs.
– Cher Joseph! s'écria tout en larmes Agathe en l'embrassant, Dieu te bénira. Tu l'aimes donc, ce pauvre persécuté? il est notre gloire et tout notre avenir. Si jeune, si brave et si malheureux! tout est contre lui, soyons au moins tous trois pour lui.
– Tu vois bien que la peinture sert à quelque chose, s'écria Joseph heureux d'obtenir enfin de sa mère la permission d'être un grand artiste.
Madame Bridau courut au-devant de son bien-aimé fils le colonel Philippe. Une fois au Havre, elle alla tous les jours au delà de la tour ronde bâtie par François Ier attendant le paquebot américain, et concevant de jour en jour, les plus cruelles inquiétudes. Les mères seules savent combien ces sortes de souffrances ravivent la maternité. Le paquebot arriva par une belle matinée du mois d'octobre 1819, sans avaries, sans avoir eu le moindre grain. Chez l'homme le plus brute, l'air de la patrie et la vue d'une mère produisent toujours un certain effet, surtout après un voyage plein de misères. Philippe se livra donc à une effusion de sentiments qui fit penser à Agathe: – Ah! comme il m'aime, lui! Hélas! l'officier n'aimait plus qu'une seule personne au monde, et cette personne était le colonel Philippe. Ses malheurs au Texas, son séjour à New-York, pays où la spéculation et l'individualisme sont portés au plus haut degré, où la brutalité des intérêts arrive au cynisme, où l'homme, essentiellement isolé, se voit contraint de marcher dans sa force et de se faire à chaque instant juge dans sa propre cause, où la politesse n'existe pas; enfin, les moindres événements de ce voyage avaient développé chez Philippe les mauvais penchants du soudard: il était devenu brutal, buveur, fumeur, personnel, impoli; la misère et les souffrances physiques l'avaient dépravé. D'ailleurs le colonel se regardait comme persécuté. L'effet de cette opinion est de rendre les gens sans intelligence persécuteurs et intolérants. Pour Philippe, l'univers commençait à sa tête et finissait à ses pieds, le soleil ne brillait que pour lui. Enfin, le spectacle de New-York, interprété par cet homme d'action, lui avait enlevé les moindres scrupules en fait de moralité. Chez les êtres de cette espèce, il n'y a que deux manières d'être: ou ils croient, ou ils ne croient pas; ou ils ont toutes les vertus de l'honnête homme, ou ils s'abandonnent à toutes les exigences de la nécessité; puis ils s'habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir momentané de leurs passions en nécessité. Avec ce système, on peut aller loin. Le colonel avait conservé, dans l'apparence seulement, la rondeur, la franchise, le laissez-aller du militaire. Aussi était-il excessivement dangereux, il semblait ingénu comme un enfant; mais, n'ayant à penser qu'à lui, jamais il ne faisait rien sans avoir réfléchi à ce qu'il devait faire, autant qu'un rusé procureur réfléchit à quelque tour de maître Gonin; les paroles ne lui coûtaient rien, il en donnait autant qu'on en voulait croire. Si, par malheur, quelqu'un s'avisait de ne pas accepter les explications par lesquelles il justifiait les contradictions entre sa conduite et son langage, le colonel, qui tirait supérieurement le pistolet, qui pouvait défier le plus habile maître d'armes, et qui possédait le sang-froid de tous ceux auxquels la vie est indifférente, était prêt à vous demander raison de la moindre parole aigre; mais, en attendant, il paraissait homme à se livrer à des voies de fait, après lesquelles aucun arrangement n'est possible. Sa stature imposante avait pris de la rotondité, son visage s'était bronzé pendant son séjour au Texas, il conservait son parler bref et le ton tranchant de l'homme obligé de se faire respecter au milieu de la population de New-York. Ainsi fait, simplement vêtu, le corps visiblement endurci par ses récentes misères, Philippe apparut à sa pauvre mère comme un héros; mais il était tout simplement devenu ce que le peuple nomme assez énergiquement un chenapan. Effrayée du dénûment de son fils chéri, madame Bridau lui fit au Havre une garde-robe complète; en écoutant le récit de ses malheurs, elle n'eut pas la force de l'empêcher de boire, de manger et de s'amuser comme devait boire et s'amuser un homme qui revenait du Champ-d'Asile. Certes, ce fut une belle conception que celle de la conquête du Texas par les restes de l'armée impériale; mais elle manqua moins par les choses que par les hommes, puisqu'aujourd'hui le Texas est une république pleine d'avenir. Cette expérience du libéralisme sous la Restauration prouve énergiquement que ses intérêts étaient purement égoïstes et nullement nationaux, autour du pouvoir et non ailleurs. Ni les hommes, ni les lieux, ni l'idée, ni le dévouement ne firent faute; mais bien les écus et les secours de cet hypocrite parti qui disposait de sommes énormes, et qui ne donna rien quand il s'agissait d'un empire à retrouver. Les ménagères du genre d'Agathe ont un bon sens qui leur fait deviner ces sortes de tromperies politiques. La pauvre mère entrevit alors la vérité d'après les récits de son fils; car, dans l'intérêt du proscrit, elle avait écouté pendant son absence les pompeuses réclames des journaux constitutionnels, et suivi le mouvement