Quant à la brillante Descoings, elle occupa, au second, un appartement pareil à celui de sa nièce. Elle avait fait à madame Bridau une délégation de mille écus à prendre par préférence sur son usufruit. Roguin le notaire avait mis madame Bridau en règle à cet égard, mais il fallait environ sept ans pour que ce lent remboursement eût réparé le mal. Roguin, chargé de rétablir les quinze cents francs de rente, encaissait à mesure les sommes ainsi retenues. La Descoings, réduite à douze cents francs, vivait petitement avec sa nièce. Ces deux honnêtes, mais faibles créatures, prirent pour le matin seulement une femme de ménage. La Descoings, qui aimait à cuisiner, faisait le dîner. Le soir, quelques amis, des employés du Ministère autrefois placés par Bridau, venaient faire la partie avec les deux veuves. La Descoings nourrissait toujours son terne, qui s'entêtait, disait-elle, à ne pas sortir. Elle espérait rendre d'un seul coup ce qu'elle avait emprunté forcément à sa nièce. Elle aimait les deux petits Bridau plus que son petit-fils Bixiou, tant elle avait le sentiment de ses torts envers eux, et tant elle admirait la bonté de sa nièce, qui, dans ses plus grandes souffrances, ne lui adressa jamais le moindre reproche. Aussi croyez que Joseph et Philippe étaient choyés par la Descoings. Semblable à toutes les personnes qui ont un vice à se faire pardonner, la vieille actionnaire de la loterie impériale de France leur arrangeait de petits dîners chargés de friandises. Plus tard, Joseph et Philippe pouvaient extraire avec la plus grande facilité de sa poche quelque argent, le cadet pour des fusains, des crayons, du papier, des estampes; l'aîné pour des chaussons aux pommes, des billes, des ficelles et des couteaux. Sa passion l'avait amenée à se contenter de cinquante francs par mois pour toutes ses dépenses, afin de pouvoir jouer le reste.
De son côté, madame Bridau, par amour maternel, ne laissait pas sa dépense s'élever à une somme plus considérable. Pour se punir de sa confiance, elle se retranchait héroïquement ses petites jouissances. Comme chez beaucoup d'esprits timides et d'intelligence bornée, un seul sentiment froissé et sa défiance réveillée l'amenaient à déployer si largement un défaut, qu'il prenait la consistance d'une vertu. L'Empereur pouvait oublier, se disait-elle, il pouvait périr dans une bataille, sa pension cesserait avec elle. Elle frémissait en voyant des chances pour que ses enfants restassent sans aucune fortune au monde. Incapable de comprendre les calculs de Roguin quand il essayait de lui démontrer qu'en sept ans une retenue de trois mille francs sur l'usufruit de madame Descoings lui rétablirait les rentes vendues, elle ne croyait ni au notaire, ni à sa tante, ni à l'État, elle ne comptait plus que sur elle-même et sur ses privations. En mettant chaque année de côté mille écus sur sa pension, elle aurait trente mille francs au bout de dix ans, avec lesquels elle constituerait déjà quinze cents francs de rentes pour un de ses enfants. A trente-six ans, elle avait assez le droit de croire pouvoir vivre encore vingt ans; et, en suivant ce système, elle devait donner à chacun d'eux le strict nécessaire. Ainsi ces deux veuves étaient passées d'une fausse opulence à une misère volontaire, l'une sous la conduite d'un vice, et l'autre sous les enseignes de la vertu la plus pure. Rien de toutes ces choses si menues n'est inutile à l'enseignement profond qui résultera de cette histoire prise aux intérêts les plus ordinaires de la vie, mais dont la portée n'en sera peut-être que plus étendue. La vue des loges, le frétillement des rapins dans la rue, la nécessité de regarder le ciel pour se consoler des effroyables perspectives qui cernent ce coin toujours humide, l'aspect de ce portrait encore plein d'âme et de grandeur malgré le faire du peintre amateur, le spectacle des couleurs riches, mais vieillies et harmonieuses, de cet intérieur doux et calme, la végétation des jardins aériens, la pauvreté de ce ménage, la préférence de la mère pour son aîné, son opposition aux goûts du cadet, enfin l'ensemble de faits et de circonstances qui sert de préambule à cette histoire contient peut-être les causes génératrices auxquelles nous devons Joseph Bridau, l'un des grands peintres de l'École française actuelle.
Philippe, l'aîné des deux enfants de Bridau, ressemblait d'une manière frappante à sa mère. Quoique ce fût un garçon blond aux yeux bleus, il avait un air tapageur qui se prenait facilement pour de la vivacité, pour du courage. Le vieux Claparon, entré au Ministère en même temps que Bridau, et l'un des fidèles amis qui venaient le soir faire la partie des deux veuves, disait deux ou trois fois par mois à Philippe, en lui donnant une tape sur la joue: – Voilà un petit gaillard qui n'aura pas froid aux yeux! L'enfant stimulé prit, par fanfaronnade, une sorte de résolution. Cette pente une fois donnée à son caractère, il devint adroit à tous les exercices corporels. A force de se battre au lycée, il contracta cette hardiesse et ce mépris de la douleur qui engendre la valeur militaire; mais naturellement il contracta la plus grande aversion pour l'étude, car l'éducation publique ne résoudra jamais le problème difficile du développement simultané du corps et de l'intelligence. Agathe concluait de sa ressemblance purement physique avec Philippe à une concordance morale, et croyait fermement retrouver un jour en lui sa délicatesse de sentiments agrandie par la force de l'homme. Philippe avait quinze ans au moment où sa mère vint s'établir dans le triste appartement de la rue Mazarine, et la gentillesse des enfants de cet âge confirmait alors les croyances maternelles. Joseph, de trois ans moins âgé, ressemblait à son père, mais en mal. D'abord, son abondante chevelure noire était toujours mal peignée quoi qu'on fît; tandis que, malgré sa vivacité, son frère restait toujours joli. Puis, sans qu'on sût par quelle fatalité, mais une fatalité trop constante devient une habitude, Joseph ne pouvait conserver aucun vêtement propre: habillé de vêtements neufs, il en faisait aussitôt de vieux habits. L'aîné, par amour-propre, avait soin de ses affaires. Insensiblement, la mère s'accoutumait à gronder Joseph et à lui donner son frère pour exemple. Agathe ne montrait donc pas toujours le même visage à ses deux enfants; et, quand elle les allait chercher, elle disait de Joseph: – Dans quel état m'aura-t-il mis ses affaires? Ces petites choses poussaient son cœur dans l'abîme de la préférence maternelle. Personne, parmi les êtres extrêmement ordinaires qui formaient la société des deux veuves, ni le père du Bruel, ni le vieux Claparon, ni Desroches le père, ni même l'abbé Loraux, le confesseur d'Agathe, ne remarqua la pente de Joseph vers l'observation. Dominé par son goût, le futur coloriste ne faisait attention à rien de ce qui le concernait; et, pendant son enfance, cette disposition ressembla si bien à de la torpeur, que son père avait eu des inquiétudes sur lui. La capacité extraordinaire de la tête, l'étendue du front avaient tout d'abord fait craindre que l'enfant ne fût hydrocéphale. Sa figure si tourmentée, et dont l'originalité peut passer pour de la laideur aux yeux de ceux qui ne connaissent pas la valeur morale d'une physionomie, fut pendant sa jeunesse assez rechignée. Les traits, qui, plus tard, se développèrent, semblaient être contractés, et la profonde attention que l'enfant prêtait aux choses les crispait encore. Philippe flattait donc toutes les vanités de sa mère à qui Joseph n'attirait pas le moindre compliment. Il échappait à Philippe de ces mots