Il n'en dit pas davantage pour lors, et en sortant il lui fit une profonde révérence, et lui dit: «Songez, songez à ce que je vous ai dit, Mademoiselle.» Elle n'eut pas le temps d'y répondre, parce que le Roi entra chez la Montespan, où son chagrin ne lui permit pas de demeurer longtemps.
Lorsqu'il fut parti, mademoiselle Scarron repassa toute sa conversation dans son esprit: elle se représentoit la passion avec laquelle le Roi s'étoit exprimé, et ne douta plus qu'elle ne fût aimée. Elle prit néanmoins la résolution de dissimuler encore un peu, afin que son peu de résistance pût augmenter le désir du Roi; en quoi elle réussit fort admirablement bien, car, ayant encore souffert deux de ses visites sans vouloir se déclarer, elle le mit dans une forte passion, et, résolu de la vaincre, il lui écrivit la lettre suivante:
Je dois avouer, Mademoiselle, que votre résistance a lieu de m'étonner, moi qui suis accoutumé qu'on me fasse des avances, et à n'être jamais refusé. J'ai toujours cru qu'étant roi, il n'y avoit qu'à donner une marque de désir, pour obtenir; mais je vois dans vos rigueurs tout le contraire, et ce n'est que pour vous prier de les adoucir que je vous écris. Au nom de Dieu, aimez-moi, ma chère, ou du moins faites comme si vous m'aimiez. Je vous irai voir sur le soir; mais si vous ne m'êtes pas plus favorable que dans mes précédentes visites, vous réduirez au dernier désespoir le plus passionné des amants.
Elle eut une joie incroyable de cette lettre, et résolut de se rendre dès ce même soir à ses volontés, afin de ne le point aigrir par une résistance affectée. Madame de Montespan, qui s'aperçut de cette intrigue, en fut, comme l'on peut croire, au désespoir; mais comme elle a beaucoup de politique, elle dissimula son ressentiment et n'en fit rien paroître. Cependant, le Roi arrivant dans sa chambre, elle tâcha de le retenir auprès d'elle par ses caresses; mais il avoit autre chose en tête, il vouloit savoir l'effet qu'avoit fait sa lettre. Il la quitta donc assez précipitamment et courut à l'appartement de sa nouvelle maîtresse. D'abord qu'elle l'aperçut, elle se mit en devoir de pleurer. Le Roi en voulut savoir la cause. «Hélas! Sire, je pleure, dit-elle, ma foiblesse, qui laisse vaincre mon devoir et mon honneur; car enfin il m'est à présent impossible de plus résister à votre volonté: vous êtes mon Roi, je vous dois tout… – Mais non, Mademoiselle, lui dit-il, je ne veux pas que vous fassiez rien par un devoir forcé. Je me dépouille auprès de vous de ma qualité de souverain; dépouillez-vous de celle de cruelle, et agissez par un amour réciproque en aimant celui qui vous aime.»
Il lui dit ensuite quantité de choses fort tendres, auxquelles elle se laissa gagner, et ainsi le Roi vint dans ce moment à bout de son dessein104; après diverses caresses réitérées, ils se séparèrent. A quelques jours de là, le Roi lui fit meubler un magnifique appartement, qu'il la pria d'accepter; et ne voulant pas qu'elle fût en rien moindre que ses autres précédentes maîtresses, il lui chercha un titre, et enfin il lui donna celui de marquise de Maintenon105; mais comme ce n'étoit qu'un titre honoraire106, le Roi lui acheta cette terre du marquis de Maintenon107, lequel la vendit volontiers, et eut, tant de Sa Majesté que d'elle, de grandes gratifications; car il a eu pendant quatre ou cinq ans une frégate dans l'Amérique, défrayée par le Roi à son profit, et encore la permission de pirater sur les Espagnols; et s'il avoit eu du cœur et eût su ménager sa fortune, lorsque les flibustiers le prirent pour aller avec eux, sans contredit il seroit l'homme de la France le plus puissant en argent; mais, bien loin d'entreprendre rien, il a toujours eu assez de lâcheté pour se dérober de la flotte lorsqu'il a fallu en venir aux coups. Cependant, lors du partage, il n'en faisoit pas de même, car il aimoit bien d'avoir son lot; mais on le chargeoit de confusion, et à présent il est tellement haï de ces gens-là qu'un parti d'entre eux l'ayant saisi dans l'année 1685, qu'il venoit d'Europe à la Martinique, le voulut tuer, lui et sa femme, après les avoir pillés; néanmoins la compassion l'emporta et ils lui laissèrent la vie, et, lui ayant ôté son navire, ne lui laissèrent qu'une petite chaloupe pour se rendre à terre. Mais si jamais il est rencontré une seconde fois, il ne le sera jamais à la troisième. Le Roi, ayant donc fait cet achat, n'épargna rien pour le rendre un lieu agréable108.
Madame Scarron, que nous nommerons à présent madame de Maintenon, n'oublioit rien pour en marquer au Roi ses reconnoissances: elle étoit assidûment deux heures le jour seule avec lui, et le Roi souvent lui communiquoit des affaires d'importance et suivoit aussi quelquefois ses avis, qu'il avoit trouvés bons en diverses occasions.
Cependant elle ne s'enorgueillissoit point auprès de madame de Montespan, et agissoit toujours avec elle avec respect et modération, ce qui les a tenues assez longtemps de bonne intelligence ensemble109.
Les révérends pères jésuites110 n'eurent pas plutôt aperçu cette élévation de la Maintenon qu'ils résolurent de la gagner aussi de leur côté. Ils lui rendirent toutes sortes de devoirs et de soumissions, de quoi ils sont assez larges quand il s'agit de leur profit. Ils ordonnèrent aux révérends pères La Chaise111 et Bourdaloue112 d'en louer Sa Majesté, et de lui insinuer qu'il ne pouvoit faire un choix plus digne d'entretenir l'esprit d'un grand prince que celui qu'il avoit fait en elle. Ils s'insinuèrent donc tellement dans son esprit, qu'elle avoit de la joie de les voir chez elle. Et pour témoigner la confiance qu'elle avoit en leur ordre, elle en choisit un pour le directeur113 de sa conscience, se fit du tiers ordre de la Société114, et voulut même porter le nom de Fille de la Société115.
Mais comme le changement que le Roi faisoit souvent de maîtresse donnoit de la peine à la Société, parce qu'il falloit à chaque fois faire de nouvelles intrigues pour s'acquérir les bonnes grâces de la dame aimée116; [et cette dernière, qui craignoit aussi, de son côté, de tomber du pinacle où elle se voyoit élevée, crut que pour pouvoir s'y maintenir elle devoit s'acquérir les bonnes grâces des révérends pères Jésuites, et en particulier l'amitié du confesseur du Roi, ce qui ne fut pas fort difficile, parce que les révérends pères avoient un même désir. Il y eut pour ce sujet plusieurs assemblées des plus notables du corps au collége de Montaigu; mais enfin], ils ne trouvèrent pas de meilleur moyen pour fixer le Roi à madame de Maintenon et l'attacher entièrement à la Société que de faire trouver bon à ce grand monarque de faire avec elle un mariage de conscience, et de l'épouser secrètement de la main gauche117, puisque c'étoit la seule maîtresse qui lui étoit restée et qui apparemment lui plaisoit le plus. Cet avis ne fut pas rejeté; au contraire, il fut généralement approuvé; et comme il n'y avoit que le père La Chaise, son confesseur, qui pût disposer les affaires pour l'accomplissement de ce mariage, l'on trouva bon, avant toutes choses, de le charger d'en dire quelques mots à cette dame et de lui faire espérer cet honneur, pourvu qu'elle voulût bien se dévouer entièrement à la Société. Le père Bourdaloue (qui avoit l'avantage de lui plaire par ses prédications) fut aussi député de son côté pour faire les mêmes propositions, et il est facile de se persuader qu'elle les reçut avec une grande joie et des témoignages de reconnoissance, et avec une entière soumission; non pas, dit-elle, pour les honneurs, mais pour mettre ma conscience en repos. C'est, lui dirent les révérends Pères, le seul motif qui nous a poussés à travailler à cette grande affaire. Cette bonne dame, pénétrée de joie, baisa plusieurs fois la main du révérend