«Cependant, Monsieur, j'attends avec une extrême résignation à ses volontés la grâce de ma liberté, et j'ai d'ailleurs un si grand déplaisir d'avoir offensé les personnes qui ne m'en avoient jamais donné de sujet, que, si ma prison ne leur paroissoit pas une assez rude pénitence, je serai toujours prêt à faire tout ce qu'elles souhaiteront de moi pour leur entière satisfaction, leur étant infiniment obligé quand elles me pardonneront, et ne leur sçachant pas mauvais gré quand elles ne le feront pas.
«Je sçais bien qu'il y a dans mon procédé plus d'imprudence que de malice; mais l'innocence de mes intentions ne console pas les gens que j'assassine, puis qu'ils sont aussi bien assassinés que si j'en avois eu le dessein.
«Ce que l'on peut dire en deux mots de tout ceci, c'est que le public en me condamnant doit me plaindre, mais que les offensés peuvent me haïr avec raison.
«Voilà, Monsieur, ce que j'ai cru vous devoir apprendre de mes affaires, pour vous montrer par le libre aveu que je fais de ma faute, et le grand repentir que j'en ai, combien je suis éloigné d'en commettre jamais de pareilles, ni de fâcher qui que ce soit mal à propos.
«Mais vous allez encore mieux voir, par le raisonnement que je vais faire, combien je suis persuadé qu'il ne faut jamais rien écrire contre personne: car, si l'on n'écrit que pour soi, c'est comme si l'on le pensoit, et ceci est bien le plus sûr; si c'est pour le montrer à quelqu'un, il est infaillible qu'on le sçaura tôt ou tard; si la chose est mal écrite, elle fera de la honte; s'il y a de l'esprit, elle fera des ennemis. Cela est tout au moins inutile s'il est secret, et dangereux s'il est public. – Mais ce que je devois dire devant toutes choses, c'est qu'en attirant la colère de Dieu et celle du roi, cela expose aux querelles, aux prisons et autres disgrâces. Si je ne vous connoissois bien, Monsieur, j'appréhenderois qu'en vous paroissant aussi coupable que je le suis, cela ne me fît perdre votre estime et votre amitié; mais je n'en suis point en peine, parce que je sçais que vous connoissez le fond de mon cœur, que vous sçavez qu'il y a des gens plus long-temps jeunes que d'autres, et que, si j'ai été de ceux-là, les mauvais succès et les châtimens que j'ai eus vous doivent empêcher de douter que je ne sois changé.»
LIVRE PREMIER
Sous le règne de Louis XIV, la guerre, qui duroit depuis vingt ans2, n'empêchoit point qu'on ne fît quelquefois l'amour; mais, comme la cour n'étoit remplie que de vieux cavaliers insensibles, ou de jeunes gens nés dans le bruit des armes et que ce métier avoit rendus brutaux, cela avoit fait la plupart des dames un peu moins modestes qu'autrefois, et, voyant qu'elles eussent langui dans l'oisiveté si elles n'eussent fait des avances, ou du moins si elles eussent été cruelles, il y en avoit beaucoup de pitoyables, et quelques unes d'effrontées.
Madame d'Olonne étoit de ces dernières. Elle avoit le visage rond, le nez bien fait, la bouche petite, les yeux brillans et fins, et les traits délicats. Le rire, qui embellit tout le monde, faisoit en elle un effet tout contraire. Elle avoit les cheveux d'un châtain clair, le teint admirable, la gorge, les mains et les bras bien faits; elle avoit la taille grossière, et, sans son visage, on ne lui auroit pas pardonné son air. Cela fit dire à ses flatteurs, quand elle commença à paroître, qu'elle avoit assurément le corps bien fait; qui est ce que disent ordinairement ceux qui veulent excuser les femmes qui ont trop d'embonpoint. Cependant celle-ci fut trop sincère en cette rencontre pour laisser les gens dans l'erreur; elle éclaircit du contraire qui voulut, et il ne tint pas à elle qu'elle ne désabusât tout le monde.
Madame d'Olonne avoit l'esprit vif et plaisant quand elle étoit libre; elle étoit peu sincère, inégale, étourdie, peu méchante; elle aimoit les plaisirs jusques à la débauche, et il y avoit de l'emportement dans ses moindres divertissemens. Sa beauté, autant que son bien, quoiqu'il ne fût pas médiocre, obligea d'Olonne4 à la rechercher en mariage. Cela ne dura pas long-temps: d'Olonne, qui étoit homme de qualité et de grands biens, fut reçu agréablement de madame de la Louppe, et il n'eut pas le loisir de soupirer pour des charmes qui avoient fait deux ans durant tous les souhaits de toute la cour. Ce mariage étant achevé, les amans qui avoient voulu être mariés se retirèrent, et il en revint d'autres qui ne vouloient être qu'aimés. L'un des premiers qui se présenta fut Beuvron, à qui le voisinage de madame d'Olonne donnoit plus de commodité de la voir. Cette raison fut cause qu'il l'aima assez long-temps sans qu'on s'en aperçût, et je crois que cet amour eût toujours été caché si Beuvron n'eût jamais eu des rivaux; mais le duc de Candale, étant devenu amoureux de madame d'Olonne, découvrit bientôt ce qui demeuroit caché faute de gens intéressés. Ce n'est pas que d'Olonne n'aimât sa femme; mais les maris s'apprivoisent, et jamais les amants; et la jalousie de ceux-ci est mille fois plus pénétrante que celle des autres. Cela fit donc que le duc de Candale vit des choses que d'Olonne ne voyoit pas, et qu'il n'a jamais vues, car il est encore à savoir que Beuvron ait aimé sa femme.
Beuvron5 avoit les yeux noirs, le nez bien fait, la bouche petite et le visage long, les cheveux fort noirs, longs et épais, la taille belle. Il avoit assez d'esprit; ce n'étoit pas de ces gens qui brillent dans les conversations, mais il étoit homme de bon sens et d'honneur, quoique naturellement il eût aversion pour la guerre. Étant donc devenu amoureux de madame d'Olonne, il chercha les moyens de lui découvrir son amour. Leur voisinage à Paris lui en donnoit assez d'occasions; mais la légèreté qu'elle témoignoit en toute chose lui faisoit appréhender de s'embarquer avec elle. Enfin, s'étant trouvé un jour tête-à-tête: «Si je ne voulois, lui dit-il, Madame, que vous faire savoir que je vous aime, je n'aurois que faire de vous parler, mes soins et mes regards vous ont assez dit ce que je sens pour vous; mais, comme il faut, Madame, que vous répondiez un jour à ma passion, il est nécessaire que je la découvre, et que je vous assure en même temps que, soit que vous m'aimiez ou que vous ne m'aimiez pas, je suis résolu de vous aimer toute ma vie.»
Beuvron ayant cessé de parler: «Je vous avoue, Monsieur, lui répondit madame d'Olonne, que ce n'est pas d'aujourd'hui que je reconnois que vous m'aimez, et, quoique vous ne m'en ayez pas parlé, je n'ai pas laissé de vous tenir compte de tout ce que vous avez fait pour moi dès le premier moment que vous m'avez vue; et cela me doit servir d'excuse quand je vous avouerai que je vous aime. Ne m'en estimez donc pas moins, puisqu'il y a assez long-temps que je vous entends soupirer; et quand même on pourroit trouver quelque chose à redire à mon peu de résistance, ce seroit une marque de la force de votre mérite plutôt que de ma facilité.» Après cet aveu, l'on peut bien juger que la dame ne fut pas long-temps sans donner au cavalier les dernières faveurs. Cela dura quatre ou cinq mois sans fracas de part ni d'autre; mais enfin la beauté de madame d'Olonne faisoit trop de bruit, et cette conquête promettoit trop de gloire en apparence à celui qui la feroit, pour que l'on laissât Beuvron en repos. Le duc de Candale, qui étoit l'homme de la cour le mieux fait, crut qu'il ne manquoit rien à sa réputation que d'être aimé de la plus belle femme du royaume; il résolut donc à l'armée, trois mois après la campagne, d'être amoureux d'elle sitôt qu'il la verroit, et fit voir, par une grande passion qu'il eut ensuite pour elle, qu'elles ne sont pas toujours des coups du ciel et de la fortune.
Le duc de Candale avoit les yeux bleus, le nez bien fait, les traits irréguliers,