Les Troubadours. Anglade Joseph. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Anglade Joseph
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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littérature provençale. Elle débute par une invocation à Dieu qui ne manque pas de grandeur ni de majesté, mais qui révèle, si l'on songe à la situation, un fonds ineffable de paganisme.

      Roi glorieux, roi de toute clarté,

      Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté!

      A mon ami prête une aide fidèle;

      Hier au soir il m'a quitté pour elle,

      Et je vois poindre l'aube.

      Beau compagnon, vous dormez trop longtemps;

      Réveillez-vous, ami, je vous attends,

      Car du matin je vois l'étoile accrue

      A l'Orient; je l'ai bien reconnue,

      Et je vois poindre l'aube.

      Beau compagnon, que j'appelle en chantant,

      Ne dormez plus, car voici qu'on entend

      L'oiseau cherchant le jour par le bocage,

      Et du jaloux je crains pour vous la rage,

      Car je vois poindre l'aube.

      Beau compagnon, le soleil a blanchi

      Votre fenêtre, et vous rappelle aussi;

      Vous le voyez, fidèle est mon message;

      C'est pour vous seul que je crains le dommage,

      Car je vois poindre l'aube.

      Beau compagnon, j'ai veillé loin de vous

      Toute la nuit, et j'ai fait à genoux

      A Jésus-Christ une prière ardente,

      Pour vous revoir à l'aube renaissante,

      Et je vois poindre l'aube.

      Beau compagnon, vous qui m'aviez tant dit,

      Sur le perron, de veiller sans répit,

      Voici pourtant qu'oubliant qui vous aime,

      Vous dédaignez ma chanson et moi-même,

      Et je vois poindre l'aube.

      – Je suis si bien, ami, que je voudrais

      Que le soleil ne se levât jamais!

      Le plus beau corps qui soit né d'une mère

      Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère

      Du jaloux ni de l'aube 46.

      Il y a un quinzaine de poésies de ce genre dans la littérature provençale: la plus ancienne est en latin, le refrain seul est en provençal 47. D'où vient ce genre si étrange dont on ne trouve pas trace dans les littératures anciennes? Est-il, comme la plupart des autres, d'origine populaire, ou faut-il lui reconnaître une origine savante?

      Si nous ne connaissions que des formes d'aube provençales, surtout celle que nous venons de citer, on pourrait se demander si ce genre n'est pas un produit de la société aristocratique et courtoise du moyen âge. Mais il y a d'autres formes plus anciennes que celles-là. Ce n'est pas toujours un ami fidèle, ou un veilleur (personnage très important dans les châteaux) qui annonce le retour du jour; ce rôle est quelquefois confié aux oiseaux populaires par excellence, l'alouette, le rossignol, et ce thème se retrouve dans la poésie populaire de la plupart des pays. Sans engager ici une discussion inutile sur l'origine de l'aube, admettons avec la plupart des critiques que l'aube se compose de plusieurs éléments dont les principaux sont d'origine populaire. Nous ne connaissons que par hypothèse cette forme primitive. Il en est ainsi au début des littératures; on ne juge les genres dignes d'être notés que quand ils sont déjà loin de leur origine. Les meilleurs de leurs vers – les plus populaires – ne seront jamais connus.

      Ces genres principaux, chanson, sirventés, tenson (et en partie pastourelle et aube) ne sont pas les seuls que les troubadours aient traités. Dans la décadence surtout on en inventa d'autres; à l'aube, chant du matin, on opposa la serena, chant du soir 48. La pastourelle tirait son nom du personnage qui y jouait le rôle principal; on composa des pièces qui portaient différents noms suivant le métier des personnages mis en scène; la «bergère» des pastourelles pouvait être remplacée par une gardienne de vaches ou d'oies; ceci formait une nouvelle variété du genre et prenait un nom nouveau. Laissons là ces puérilités; ce sont jeux de poètes d'une époque de décadence, essayant de faire revivre maladroitement des genres morts.

      Mais même à l'âge d'or de la poésie provençale, à côté des grands genres, existaient des genres secondaires. Les troubadours avaient, par exemple, un nom pour désigner une poésie où ils annonçaient à leur dame qu'ils se séparaient d'elle: c'était le congé. Un autre genre secondaire portait le nom d'escondig (excuse ou justification) et le mot en indique suffisamment le contenu. Pour mieux marquer sa tristesse ou sa colère de voir ses sentiment amoureux non partagés, un troubadour composait un descort (désaccord), c'est-à-dire une poésie lyrique d'un rythme et d'une mélodie assez libres: cette composition désordonnée marquait l'état de son âme. Le troubadour Rambaut de Vaqueiras trouva encore mieux: il écrivit son descort en cinq langues ou dialectes, une par strophe; la dernière strophe est composée de dix vers, deux en chaque langue. «C'est pour mieux marquer, dit-il au début, combien le cœur de ma dame a changé, que je fais désaccorder les mots, la mélodie et le langage.» La cacophonie et le charabia avaient ainsi mission de dire ce que le cœur ne pouvait exprimer 49.

      Beaucoup plus intéressants à étudier seraient d'autres genres lyriques comme les danses, les danses doubles, les ballades, les estampies. Ce sont là des genres qui paraissent avoir le mieux gardé le caractère populaire. Il y a telle ballade ou danse anonyme avec refrain qui ressemble encore à une ronde d'enfants. Mais les exemples de ces genres, si précieux qu'ils soient pour la critique, sont trop rares pour mériter ici plus qu'une rapide mention. Nous pouvons nous en tenir aux cinq genres principaux dont nous venons de décrire la forme.

      Tel est, dans ses grandes lignes, le cadre où se meut la poésie des troubadours. Il est mince et grêle, en apparence. Les grands genres, ceux du moins que la critique moderne a qualifiés ainsi, en sont exclus. Mais on nous a appris, dans un vers lapidaire, la valeur d'un bon sonnet et un seul a suffi à la célébrité d'un de nos poètes contemporains. Jugeons donc les troubadours à cette mesure; et, sans leur reprocher de n'avoir pas connu certains genres, faisons-leur un mérite d'avoir su traiter avec une incomparable maîtrise ceux qu'ils ont inventés. Faisons-leur surtout un titre de gloire d'avoir été les premiers, au début des littératures modernes, à comprendre la valeur de la forme en poésie, à en proclamer la nécessité, à donner des règles et des lois: c'est par eux que la notion de l'art est entrée dans ces littératures.

      C'est aussi un mérite non moins grand, quoique d'un autre ordre, d'avoir su confier aux formes poétiques dont ils sont les inventeurs des pensées si neuves, si ingénieuses et si profondes que les littératures voisines les ont aussitôt empruntées. On s'en rendra mieux compte en étudiant leur théorie de l'amour courtois.

      CHAPITRE IV

      LA DOCTRINE DE L'AMOUR COURTOIS. COURS D'AMOUR

      La doctrine de l'amour courtois: son originalité. – L'amour est un culte. – Le «service amoureux» imité du «service féodal». – La discrétion; les pseudonymes: les hommages des troubadours ne s'adressent qu'aux femmes mariées. – La patience vertu essentielle. – L'amour est la source de la perfection littéraire et morale. – L'orthodoxie amoureuse chez le troubadour Rigaut de Barbezieux. – Les cours d'amour d'après Nostradamus et Raynouard.

      L'ancienne poésie provençale se fait remarquer, dès ses débuts, par une profonde originalité 50. Ni par le fond, ni par la forme, elle ne ressemble à rien de ce qui l'a précédée. La forme est parfaite,


<p>46</p>

Ibid., p. 80.

<p>47</p>

Le plus récent travail sur l'aube bilingue du Vatican (ainsi nommée du manuscrit qui la contient) est dû au Dr Dejeanne dans les Mélanges Chabaneau: on trouvera dans cet article la bibliographie du sujet.

<p>48</p>

Il n'y a qu'un exemple de serena; dans Guiraut Riquier; il faut y voir sans doute une invention du poète et non une imitation d'un genre populaire.

<p>49</p>

Le descort de Raimbaut de Vaquières est composé de six strophes: la première en provençal, la seconde en italien (génois), la troisième en français, la quatrième en gascon, la cinquième probablement en portugais (Cf. sur le dernier point Carolina Michaelis de Vasconcellos, dans le Grundriss de Grœber, II, B, p. 173, Rem. 1).

<p>50</p>

Une partie des pages qui suivent ont paru en article dans le Mercure de France, juin 1906.