Les Troubadours. Anglade Joseph. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Anglade Joseph
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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Ces femmes d'esprit se moquaient de lui, mais «lui laissaient croire tout ce qu'il voulait». «Et il croyait, continue le chroniqueur, qu'il était l'ami de toutes et que chacune se donnerait la mort pour lui.»

      Mal lui en prit cependant avec Azalaïs, femme du seigneur de Marseille, Barral de Baux.

      Le seigneur Barral, dit la chronique, savait bien que Peire Vidal aimait sa femme et il s'en amusait. Tous ceux qui le savaient, ainsi que sa femme, le prenaient en riant… Et quand Peire Vidal s'irritait contre elle, le seigneur Barral remettait aussitôt la paix, et lui accordait par pitié tout ce qu'il demandait. Un jour Peire Vidal apprit que Barral s'était levé et que la dame était seule en sa chambre. Il vint devant elle, la trouva endormie, s'agenouilla et lui baisa la bouche. Elle sentit un baiser, crut que c'était le seigneur Barral et se leva en souriant. Elle regarda et vit que c'était ce fou de Peire Vidal; alors elle se mit à crier et à faire grand bruit. Ses demoiselles d'honneur vinrent à ses cris et demandèrent ce que c'était. Et Peire Vidal s'enfuit.

      La dame fit appeler son mari; mais les troubadours avaient décidément des privilèges: «Barral, comme un galant homme, prit l'aventure en riant; et il gronda sa femme d'avoir fait tant de bruit pour l'acte d'un fou.»

      La dame exigea le départ du troubadour, qui se réfugia à Gênes. Là, ayant appris qu'Azalaïs le poursuivait de ses menaces, il passa outre-mer. Il se consolait par des chansons, sans oser revenir en Provence. Enfin Barral de Baux, qui aimait beaucoup son poète, obtint son pardon, le lui manda en Syrie, et Peire Vidal, pardonné, revint joyeusement à Marseille.

      Une autre de ses folies faillit finir plus mal pour lui. Il s'était épris d'une grande dame qu'il surnommait la Louve (on ne sait, pour le dire en passant, si ce nom lui vient de notre troubadour, ou s'il était un de ses surnoms). La Louve, puisque louve il y a, habitait un château des environs de Carcassonne. Pour lui témoigner ses sentiments, Peire Vidal ne trouva rien de mieux que de s'habiller en loup. «Il se vêtit d'une peau de loup, pour le faire croire aux bergers et aux chiens.» Cette fantaisie déréglée faillit lui être fatale. Pâtres et chiens se mirent à sa poursuite.

      Le pauvre loup en cet esclandre,

      Empêché par son hoqueton,

      Ne put ni fuir ni se défendre.

      Il fut porté pour mort au château de la Louve. «Quand elle apprit que c'était Peire Vidal, elle commença à rire beaucoup de sa folie, et son mari de même… Son mari le fit mettre en un lieu bien tranquille; il manda un médecin et le fit soigner jusqu'à ce qu'il fût guéri.» Peire Vidal paya ces soins et racheta sa folie par une de ses plus jolies chansons (De chantar m'era laissatz).

      Une des plus étranges biographies est celle de Guillem de la Tour. Il vint en Lombardie, enleva à Milan la femme d'un barbier et s'enfuit avec elle jusqu'au lac de Côme. Il advint que la dame mourut. «Il en eut une si grande tristesse qu'il en devint fou; il crut qu'elle simulait la mort pour se séparer de lui.» Il la veilla dix jours et dix nuits; et chaque soir il lui demandait si elle était morte ou vivante; si elle était vivante, qu'elle revînt vers lui; si elle était morte, qu'elle lui contât ses peines et il lui ferait dire toutes les messes qu'elle voudrait.

      Il fut chassé de la cité. Il partit à la recherche de devins ou de devineresses. L'un d'eux lui dit que s'il récitait cent cinquante patenôtres par jour, s'il donnait des aumônes à sept pauvres avant de se mettre à table, et s'il agissait un an ainsi, sans faillir un seul jour, sa femme reviendrait à la vie, mais sans pouvoir manger, ni boire ni parler. Le pauvre homme suivit le conseil avec joie; seulement quand l'année fut terminée, il s'aperçut qu'il était berné; il se désespéra et se laissa mourir.

      Terminons cette revue par une biographie édifiante.

      «Giraut de Bornelh était Limousin, de la contrée d'Excideuil… Il était de basse naissance, mais il était très savant et avait beaucoup d'intelligence naturelle… Il fut appelé le maître des troubadours, et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent bien les mots subtils qui expriment bien les sentiments amoureux… Sa vie était la suivante: tout l'hiver il restait à l'école et étudiait; tout l'été il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais de femme; et tout ce qu'il gagnait il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il naquit.»

      Mais voilà assez de légendes, tragiques ou gracieuses: nous en passons beaucoup d'autres sous silence. Essayons de voir ou au moins d'entrevoir ce que fut la réalité. Que les troubadours aient reçu un excellent accueil dans les cours où ils apportaient la poésie et la joie, c'est ce que tous les témoignages du temps, leurs œuvres en premier lieu, nous apprennent. Mais ils nous disent aussi combien âpre fut ce que nous appellerions du nom vulgaire de concurrence ou du nom en apparence plus scientifique de lutte pour la vie. Les poésies des troubadours sont pleines d'allusions aux «médisants»; ce sont eux qui perdent le poète auprès de sa dame ou qui ternissent sa réputation. Ils le brouillent, chose aussi grave, avec son protecteur. On peut croire les troubadours sur parole. Dans ces petites sociétés fermées où ils vécurent, la jalousie, et son cortège habituel, la calomnie et la médisance, durent pousser comme fleurs naturelles.

      La haute situation sociale de quelques troubadours, les légendes romanesques dont certains furent les héros, ne doivent pas nous faire illusion sur les conditions de leur vie. Beaucoup étaient de très humble origine. Plusieurs, on l'a vu, avaient renoncé pour la poésie, à des carrières lucratives. D'autres, de naissance noble, mais trop pauvres pour soutenir leur rang, s'engageaient à leur tour dans une voie aventureuse où ils espéraient bien récolter profits et honneurs, mais où ils ne trouvaient souvent que misères et privations. Ils étaient trop de quémandeurs; de bonne heure la carrière était déjà encombrée.

      La connaissance de ces conditions d'existence doit nous rendre indulgents pour les troubadours. Ils manquent de dignité, c'est certain, dans les demandes qu'ils adressent aux grands seigneurs; avec insolence ou humilité, par la menace ou la flatterie, ils tâchent d'obtenir, l'un un bon cheval, l'autre un beau vêtement, celui-ci quelques deniers: le milieu où ils vivaient n'était pas une école de caractère. Vouloir leur en faire un reproche, c'est méconnaître les conditions de leur vie et ignorer leur histoire. Renan, traitant dans l'Histoire littéraire de la France 22, de la poésie hébraïque au XIIIe siècle, dit en parlant d'un poète juif, Gorni, dont la vie ressemble étrangement à celle d'un troubadour: «Gorni n'était pas poète d'une façon désintéressée… Il l'était de profession… Tout nous montre en lui un adulateur, ou un insulteur vénal, qui mesurait l'éloge ou le blâme aux profits ou aux mécomptes de sa vie de mendiant littéraire.» Les réflexions de Renan rappellent les critiques de ce bourgeois cossu qu'était Boileau, reprochant à Colletet, non pas de faire de mauvais vers, mais d'aller chercher son pain de cuisine en cuisine. Les troubadours allaient le chercher de château en château: cette nécessité explique et excuse bien des choses.

      Ils y trouvaient de redoutables rivaux dans la personne des jongleurs. Les jongleurs étaient un héritage de la société romaine – ils existaient d'ailleurs avant elle – et on peut suivre leur histoire depuis l'Empire jusqu'aux origines des littératures modernes. Ils étaient en pleine activité quand les troubadours commencèrent à chanter. Les jongleurs devinrent pour eux des auxiliaires: les troubadours grands seigneurs – et ils étaient nombreux à l'origine – leur confièrent souvent le soin de réciter les chansons qu'ils avaient composées. Leur rôle grandit ainsi, en même temps que le goût pour la poésie se développait.

      Le rôle de ces deux classes, troubadours et jongleurs, étant bien délimité, il n'y avait pas de raison, du moins au début de leur histoire, pour qu'elles fussent rivales. Seulement il n'était pas rare de voir un jongleur s'élever au rang de troubadour. Le métier de jongleur exigeait certaines qualités: une mémoire fidèle et une grande habileté à toucher des instruments. A chanter ainsi les vers d'autrui, plus d'un sentit s'éveiller en lui le goût de la poésie, et son instruction générale de jongleur, sa connaissance de l'art et de la technique des troubadours lui permirent d'arriver à son tour au rang de poète. «Ce contact


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Histoire littéraire, XXVII, 723-724.