Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul d'Ivoi
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
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folies de jeunesse, était parti pour Caracas, ayant réalisé ses dix derniers mille francs.

      Au surplus, un commis de l’ordonnateur, nom d’un des fonctionnaires, le connaissait. C’était à deux pas; on y alla. Un type que ce commis. Créole, correspondant des sociétés savantes et un tantinet prétentieux. Cela se remarquait dès les premiers mots.

      – Je voudrais savoir ce qu’est devenu notre ami Jordan, qui habitait autrefois la Martinique, dit très courtoisement Lavarède.

      – Vous voulez dire, objecta l’érudit, qui habitait la Madinine.

      – Le nom créole, sans doute?

      – Non, monsieur, le véritable nom de l’île, celui que les aborigènes lui avaient donné.

      – Ah! bien… Mais je ne sais pas le caraïbe, moi.

      – Vous voulez dire le caribe, car l’autre mot en est la corruption française. Les Anglais, obéissant mieux à la tradition orale, écrivent caribbee: ils ont raison.

      Lavarède ne voulait pas discuter avec ce puits de connaissances locales, il revint aussitôt à Jordan.

      – M. Jordan s’est établi à Caracas, où il a fondé le Bazar français.

      – Un bazar… tout à treize.

      – Monsieur est sans doute Parisien, fit gravement le commis. Le Bazar est, dans l’État vénézuélien, quelque chose comme le Louvre ou le Bon Marché, agrémentés du Temple et des Halles centrales… On y vend de tout, on y trouve de tout.

      – Même des pianos?

      – Oui, monsieur, et des pommes de terre au besoin. C’est nous qui le fournissons de sucre.

      – De sucre et de café?

      – Hélas non! L’île ne produit plus assez à présent ni en café, ni surtout en coton, mais nous tenons le premier rang pour la canne à sucre et le tafia.

      – J’en suis enchanté pour la Marti… pardon, pour la Madinine… Mais je suis plus enchanté encore pour notre copain Jordan.

      – Certes, vous pouvez l’être! Son capital a été décuplé. Il va en France tous les deux ans pour faire ses achats et pour éviter l’anémie, qui atteint ici les Européens qui ne quittent pas ces parages. Et même il a dû fonder diverses succursales à Bolivar, à Sabanilla, à Bogota, dans les grands centres de la Nouvelle-Grenade, ou (pour parler plus moderne) dans les capitales des États-Unis de la Colombie-Grenadine; il a poussé, je crois, jusque dans les républiques de l’Ecuador et de la Bolivie. Mais son centre principal, la maison mère, comme il dit plaisamment, est resté à Caracas.

      – Le voyez-vous quelquefois?

      – Oui… mais jamais dans l’hivernage, c’est-à-dire de juillet à octobre. Il vient revoir la France ici, pendant la saison fraîche, où il n’y a jamais d’ouragan.

      Après quelques remerciements et politesses, on prit congé. Le temps avait passé; le secrétaire du gouverneur reconduisit Lavarède au bateau. Là, tout était bouleversé: il y avait eu un raz de marée.

      Ce phénomène bizarre est assez commun dans ces parages, mais il n’en est pas plus expliqué pour cela. En plein calme, sans que les flots soient agités au large, de longues houles se produisent, s’accentuant de plus en plus à mesure qu’elles s’approchent du rivage, si bien que, sur la côte, la mer est furieuse et comme démontée. Heureusement, le port de Fort-de-France est sûr, c’est le mieux abrité des Antilles, en sorte que les effets de ce raz ne furent point funestes à la Lorraine.

      – Bonheur encore que nous n’ayons pas vu le cyclone, dit un des matelots; ça ravagerait tout, les maisons et les bateaux.

      – Ces cyclones sont donc bien terribles? fit miss Aurett.

      – Certes, répondit sir Murlyton, et ils sont particuliers à la Carribean sea, – le nom que les Anglais donnent à la mer des Antilles.

      Pendant que le navire dérapait, un officier du bord en rappela quelques-uns dont la Martinique eut fort à souffrir: celui du 10 octobre 1780, qu’on appelle encore le «grand ouragan», celui du 26 août 1825, et celui du 4 septembre 1883, où la ville de Saint-Pierre fut à demi détruite et vingt navires perdus dans le port. On était silencieux. Cela se comprend: l’évocation de tels désastres n’est pas pour que l’on rie.

      Quelques instants après, Lavarède, seul sur le pont, regardant la côte qui approchait, restait pensif. À peine interrogea-t-il le second.

      – La première escale est bien la Guayra?

      – Oui; ensuite Porto-Cabello, encore en Vénézuela; ensuite Savanilla, en Colombie; mais, à l’aller, nous ne nous arrêtons guère sur ces points que pour le service de la poste. Au retour, nous restons plus longtemps, à cause des chargements pour l’Europe.

      La Lorraine continua sa route. Lavarède ne parut point à table. Il était malade, disait-on.

      Le lendemain, sir Murlyton le fit demander. Bouvreuil et don José le cherchèrent eux-mêmes partout. Ils ne le trouvèrent point. Lavarède avait disparu. Tout le monde était inquiet, sauf miss Aurett, qui seule paraissait conserver son sang-froid britannique.

      VI. Sur la terre américaine

      On le devine sans peine, la disparition de Lavarède fut un gros événement à bord de la Lorraine. Un instant on le crut tombé en mer. Mais sir Murlyton alla parler au commandant après l’escale de Sabanilla, et il le rassura. Il avait trouvé dans sa cabine un mot du voyageur ainsi conçu:

      «Dans huit ou dix jours, attendez-moi à Colon, à Isthmus’s Hotel, où je vous rejoindrai sans doute. Je ne vois aucun inconvénient à ce que l’infortuné Bouvreuil réintègre son nom et sa cabine, maintenant que je ne navigue plus avec lui; mais je vous saurai gré d’attendre la prochaine relâche de la Lorraine pour dire la vérité.

      Mes hommages à miss.

      «Ever yours.

      «Armand Lavarède,

      «Millionnaire de l’avenir.»

      L’Anglais se conforma à ces instructions. Il était vraisemblable qu’Armand était descendu à la Guayra, le port de Caracas en Vénézuela, dont il n’est séparé que par moins de cinq lieues.

      L’identité de Bouvreuil, constatée par ses papiers, fut attestée par sir Murlyton et par le passager d’illustre marque don José Miraflorès y Courramazas. On se confondit en excuses, mais ces regrets ne furent que superficiels; car les officiers du bord avaient un faible pour le joyeux aventurier disparu dans l’Amérique du Sud. Et, malgré eux, ils se montrèrent froids et réservés avec l’individu qui leur avait donné tant de tablature pendant la traversée. Il n’en reprit pas moins possession de son rang de passager de première classe. Et le voyage finit pour lui mieux qu’il n’avait commencé.

      Mais un doute singulier, un mystère étrange subsista pendant les derniers jours, et l’on parle encore, à bord des transatlantiques, de cette bizarre substitution, qui n’a jamais été complètement expliquée.

      Ces événements avaient nécessairement rapproché les quatre passagers qui connaissaient Lavarède.

      Don José en profita pour tracer quelques parallèles, exécuter quelques travaux d’approche, afin d’avancer le siège de la petite aux millions.

      Ce fut en pure perte. La jeune perle de la Grande-Bretagne demeurait inabordable, tels les carrés de l’infanterie anglaise à Waterloo. Bouvreuil, de son côté, cherchait à déconsidérer l’absent dans l’esprit de sir Murlyton.

      – C’est un bohème sans consistance, sans position, sans fortune, disait-il.

      – À moins, objectait le rival impassible, qu’il ne gagne dans un an les quatre millions du cousin Richard.

      Un haussement d’épaules fut la seule réponse du propriétaire irrité. C’était fort invraisemblable,