Paul d’Ivoi
LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE
I. Le testament du cousin Richard
– Alors, votre réponse?
– Je vous l’ai déjà dite, monsieur Bouvreuil, jamais!
– Réfléchissez encore, monsieur Lavarède.
– C’est tout réfléchi. Jamais, jamais!
– Mais vous ne comprenez donc pas que vous êtes dans ma main; que, si vous me poussez à bout, demain je ferai vendre vos meubles, et vous serez sans abri, sans asile.
– Vous pouvez même ajouter: sans argent…
– Tandis que, si vous consentez, c’est un beau mariage, la fortune, l’indépendance…
– Et vous croyez que je m’estimerais à mes propres yeux si je devenais le gendre de M. Bouvreuil, ancien agent d’affaires véreuses, ancien indicateur de la police…
– Un pauvre diable de journaliste, comme vous êtes, doit être très honoré de devenir le gendre d’un gros propriétaire, d’un riche financier… Sans compter que ma fille Pénélope vous aime, et que je lui donne deux cent mille francs de dot, plus de fort belles espérances…
– Mademoiselle votre fille est hors de cause, monsieur; ce n’est pas le mariage qui me répugne, ni la demoiselle que je refuse, c’est le beau-père.
– Savez-vous que vous n’êtes pas poli, monsieur Lavarède?
– Savez-vous que je m’en moque absolument, monsieur Bouvreuil?
Le propriétaire avait en réserve un dernier argument. Lentement il étala un certain nombre de papiers timbrés, les uns blancs, les autres bleus, des originaux et des copies, dont il commença l’énumération:
– Ici, outre vos trois quittances de loyer en retard, voici diverses créances que j’ai rachetées afin d’avoir barre sur vous. Toutes vos dettes sont payées.
– Vous êtes vraiment bien aimable! fit ironiquement le jeune homme.
– Oui, mais je suis votre unique créancier. Si vous épousez Pénélope, je vous remets le dossier. Si vous refusez, je vous poursuis à outrance.
– Poursuivez donc à votre aise.
– Il y en a pour vingt mille francs. Avec les frais que je vous ferai, la somme ne tardera pas à être doublée.
– Vous connaissez à merveille les choses de justice, à ce que je vois.
– Il faut absolument que vous preniez une décision à très bref délai, car je dois partir incessamment pour Panama: un syndicat d’actionnaires m’a chargé d’une enquête sur place.
– Ce syndicat a singulièrement placé sa confiance, voilà tout. Quant à ma décision, je crois vous l’avoir déjà fait connaître assez nettement pour n’avoir pas à y revenir. Donc brisons là, cher monsieur, nous n’avons plus rien à nous dire… Allez chez votre huissier, allez chez vos huissiers, vos avoués, chez vos avocats. Allez vous repaître de papier timbré, cette nourriture vous est favorable. À moi elle est indigeste. Bonjour!
M. Bouvreuil ramassa ses paperasses, mit son chapeau, sortit et fit battre la porte. Il n’était pas content.
Par les répliques échangées ci-dessus, on connaît suffisamment M. Bouvreuil, un de ces types d’enrichis sans scrupules, à qui l’argent ne suffit pas, et qui ambitionnent aussi l’estime du monde.
Mais Lavarède, notre héros, demande quelques lignes de biographie.
Armand Lavarède naquit à Paris, d’un père méridional et d’une mère bretonne. Il participait des deux races, empruntant à l’une son entrain primesautier, à l’autre son calme réfléchi. De plus, Parisien, il reçut ce don propre aux enfants de Lutèce, l’esprit débrouillard et gouailleur, aussi difficile à étonner qu’à effrayer.
Orphelin d’assez bonne heure, il fut élevé par son oncle Richard qui, s’il paya toutes les leçons et tous les maîtres nécessaires, ne s’occupa guère d’éduquer aussi le caractère de son neveu.
Il avait bien trop à faire, le pauvre homme, avec son propre fils, Jean Richard, cousin d’Armand Lavarède par conséquent. Celui-là avait le tempérament tout à fait contraire. Autant Armand était bien portant, joyeux et prodigue, autant Jean était maladif, triste et économe.
Jean était un peu plus âgé qu’Armand. En 1891, ils avaient le premier tout près de quarante ans, le second trente-cinq. Jean avait repris le négoce de son père, qui faisait la commission en grand, et s’y était vite enrichi. De santé chétive et de caractère aigre, il avait même fini par prendre en grippe Paris, la France, ses amis et ses parents, et il était allé s’établir en Angleterre, dans le Devonshire. Un hasard commercial, un chargement de coton d’Amérique resté impayé, lui avait valu là, en remboursement, une fort belle habitation à la campagne. Devenu misanthrope, il était heureux d’aller vivre en un pays où il ne connût personne et ne fût connu de quiconque.
Pendant ce temps, Lavarède, audacieux, entreprenant, mais ami du changement, avait considérablement «roulé sa bosse», comme dit en son langage imagé l’expression populaire.
Encore gamin en 1870, il s’engagea dans un corps franc, fit le coup de feu à l’armée de la Loire, sous les ordres du général Chanzy, et commença ainsi à apprendre le courage.
Puis il reprit le cours de ses études, essaya de la médecine et ne tarda pas à se dégoûter des misères humaines disséquées de trop près. Il se mit à travailler pour le génie maritime, navigua quelque peu, construisit de même. Et, lorsqu’il sut assez de mécanique pratique pour que cet inconnu ne l’intéressât plus, sa marotte changea.
Il revint à Paris, partit comme correspondant militaire lors de la guerre turco-russe, fit la campagne, vit Plewna, poussa une pointe en Asie, et, au retour, crut avoir trouvé son chemin de Damas. Ce fut un excellent reporter. Le sire de Vapartout le rencontra en Tunisie, en Égypte, en Serbie, en Russie, en Espagne, etc., dans tous les pays où la presse parisienne envoyait des représentants. Ayant l’intelligence vive, la décision prompte, la santé solide, et une éducation complète lui ayant laissé une teinte superficielle de toutes les connaissances modernes, Lavarède se fit journaliste.
Et c’est dans cette situation que nous le trouvons, au début de ce chapitre, en conférence assez amère avec M. Bouvreuil, son propriétaire.
Nous l’avons assez silhouetté pour que l’on comprenne aisément que, dépensant sans compter, n’ayant aucun souci du lendemain, et conservant au cœur un amour immodéré pour son indépendance, Lavarède n’était pas riche. Il gagnait cependant beaucoup d’argent, mais il ne l’entassait point et vivait largement, au jour le jour.
Cependant sa conversation avec M. Bouvreuil lui avait donné à réfléchir.
– Cet animal-là, pensait-il non sans raison, va mettre opposition sur mes appointements au journal. Il fera saisir et vendre mes meubles. C’est certain, et je vais être très ennuyé d’ici à vingt-quatre heures. Donc, soyons parfaitement tranquille aujourd’hui. Ce sera toujours une journée de gagnée.
Et, de fait, ce soir-là, il s’endormit avec la quiétude d’un juge au tribunal, et ne fut réveillé que le lendemain par sa respectable concierge, qui avait beaucoup d’amitié pour lui.
– Monsieur Armand, voici une lettre. C’est un clerc de notaire qui l’a apportée; il ne savait pas au juste votre adresse et a dû vous courir après, hier soir, au journal, au restaurant, je ne sais où. Enfin, il est arrivé ici très tard et m’a bien recommandé de vous la remettre dès ce matin.
– Je vous remercie, ma bonne madame Dubois: mais êtes-vous bien sûre que ce soit un clerc de notaire?
– Dame! Il l’a dit.
– Hum! J’ai bien peur que ce soit plutôt un clerc d’huissier… C’est Bouvreuil qui commence les hostilités.
Lavarède était doué d’une telle insouciance qu’il n’ouvrit pas tout de suite sa lettre. Il lut les journaux du matin, fit sa toilette, sortit pour déjeuner, et c’est seulement dans la rue qu’il se résolut à la décacheter.
C’était bien une lettre de notaire,