Paul d’Ivoi
LE SERGENT SIMPLET À TRAVERS LES COLONIES FRANÇAISES
I. DEUX SOUS-OFFS
L’horloge de la gare de Grenoble marquait trois heures. Sur la voie montante le train pour Lyon était formé. Les employés pressaient les voyageurs retardataires et, courant le long du train, fermaient les portières avec violence.
Un coup de sifflet retentit.
Soudain un sergent d’infanterie de ligne parut à la porte des salles d’attente. Il courait tout essoufflé, une valise à la main.
Écartant un agent qui prétendait l’arrêter, il s’élança vers le convoi déjà en marche, ouvrit la portière d’un compartiment de seconde classe dans lequel il s’engouffra en coup de vent.
– Ouf! quelle course, fit-il en allant tomber dans le seul coin inoccupé. Il posa sa valise à côté de lui et regarda ses compagnons de voyage.
À l’autre extrémité du wagon, deux hommes grands, à la face rougeaude, mi-bourgeois, mi-paysans, causaient à haute voix, avec l’importance de gens bien nourris à qui les écus ne manquent point.
En reportant ses yeux en face de lui, le jeune homme murmura:
– Tiens un autre pied de banc!
En effet son vis-à-vis se trouvait être un sergent d’infanterie de marine, aussi brun qu’il était blond, aussi bronzé qu’il l’était peu.
C’était sa vivante antithèse.
Alors que le lignard, de taille moyenne mais bien prise, avait l’œil bleu très doux, la moustache blonde relevée en crocs, la figure pleine; le marsouin était grand, maigre, et des yeux noirs, durs, trouaient son visage cuit par le soleil.
Lui aussi portait la moustache; mais les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de la bouche, à la façon des vieux Celtes ou des modernes Chinois.
Il ne parut pas s’apercevoir de l’examen dont il était l’objet. Immobile, la tête renversée en arrière, il semblait absorbé par une pensée triste.
Un bruyant éclat de rire le fit tressaillir.
Les « pékins » se tordaient dans un accès de folle gaieté. L’un avait sans doute fait une remarque plaisante à l’adresse du sous-officier, car leurs yeux ne le quittaient point.
Il fronça le sourcil. Les rires redoublèrent. Du coup il se redressa et d’une voix sèche:
– Pardon, messieurs, ne pourriez-vous rire sans regarder de mon côté?
– Cela vous gêne? répliqua lourdement le plus jeune paysan.
– Énormément. Votre attitude, d’ailleurs, me donne à penser que je ne suis pas étranger à votre hilarité.
Ils ne répondirent pas. Ils riaient de plus belle, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
Puis celui qui n’avait pas encore parlé, une sorte de colosse, reprit:
– Vous avez mauvais caractère.
– C’est possible, je ne plaisante qu’avec mes amis.
– Oui, et parce que vous portez la livrée militaire…
– L’uniforme, rectifia le soldat en se soulevant légèrement.
– Vous croyez faire peur aux autres. Vous faites l’avale-tout-cru. Pas la peine avec nous, on est rustique. Allez, calmez-vous, ça vous évitera une mauvaise querelle.
Le marsouin était devenu blême; il fit un mouvement pour s’élancer vers ses interlocuteurs.
Mais le rustre souleva un gros bâton sur lequel s’appuyaient ses mains calleuses et goguenard:
– Oh! vous savez, sergent, vous n’êtes pas de force. Un contre deux qui en valent bien quatre.
Et pointant son gourdin en avant, il continua:
– Avec ces camarades-là… Qu’est-ce que vous pouvez?
Jusque-là le lignard avait assisté à la scène sans un geste.
À ce moment, il étendit vivement la main, saisit la canne et d’une saccade l’arracha au paysan, tout en disant d’une voix tranquille:
– C’est bien simple, maintenant nous sommes trois de ce côté, y compris le camarade gourdin, et si vous ne vous excusez pas de votre insolence, nous vous battrons.
L’attitude calme et résolue du fantassin en imposa aux deux hommes, car en même temps ils s’écrièrent:
– Eh! on ne se moquait pas de lui.
– Je veux le penser, mais on en avait l’air.
– Vous croyez?
– Parfaitement!
– Ben quoi! on vous fait des excuses alors.
– C’est bon!
Et tendant la canne au paysan tout penaud.
– Reprenez cela. Quand on a l’honneur de porter l’uniforme, on n’a pas besoin d’un morceau de bois pour se faire respecter.
Puis sans s’inquiéter davantage de ses adversaires, il se tourna vers le marsouin. Les jeunes gens se serrèrent la main.
– Je vous remercie, mon cher collègue, commença celui-ci.
Il l’interrompit:
– Oh! c’est tout simple. Vous pouvez, du reste, me causer un grand plaisir en échange.
– Parlez!
– Parler précisément. J’ai horreur du voyage solitaire et muet. Si vous jugez la glace rompue…?
– Fondue, mon cher collègue – et se levant à demi – Claude Bérard, sergent au 1er régiment d’infanterie de marine, libéré après la campagne au Dahomey et deux mois de convalescence à Toulon.
– Et moi, Marcel Dalvan, sergent au 35e de ligne, libéré en garnison d’Embrun, il y a quatre jours. Présentement propriétaire qui vient de s’occuper de vendre ses propriétés à Grenoble, et se dirige vers Lyon. Mais vous-même…?
– Je me rends à Lyon… probablement à Paris ensuite. Pas propriétaire du tout, je suis en quête d’un emploi.
– Ah! avez-vous une préférence quelconque?
– Oui, le commerce.
– Bravo!
– Pourquoi bravo?
– Parce que j’ai, à Lyon, des amis qui font la commission coloniale, et par eux je pense bien…
– Me trouver quelque chose?
– Justement.
Le marsouin saisit la main du jeune homme et la serra énergiquement.
– Décidément, vous êtes mon sauveur!
– Pas du tout. Ça se rencontre comme cela. Et puis un sous-officier offre des garanties. On le prend de préférence à un civil, c’est bien simple.
– Il vous plaît à dire. Mais vous êtes en bons termes avec…
– Les négociants dont je parle? Oh!… depuis deux ans je ne les ai pas vus. Mais c’est égal, si mon ami Antonin Ribor m’avait oublié, sa sœur Yvonne, ma sœur de lait à moi, aurait meilleure mémoire.
Et d’une voix émue:
– Si vous saviez comme elle est gentille et bonne! C’est ma mère qui nous a nourris tous deux, puis élevés. Le père Ribor, voyageur infatigable, était toujours à trois mille lieues de ses enfants. Ah! c’est une jolie fille, avec ses cheveux châtains, sa figure rieuse, ses grands yeux bruns et une voix, une vraie musique. Je serais allé au bout du monde, quand elle disait, en me regardant comme cela: Simplet.
– Simplet? interrompit Claude Bérard.
– Un sobriquet. J’ai un tic. Il paraît que c’est un tic. Tout me semble simple. Alors…
– Simplet s’explique. Et elle, comment l’appeliez-vous?
– Yvonne.
Claude sourit:
– Vous