L'ensorcelée. Barbey d'Aurevilly. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Barbey d'Aurevilly
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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ce brigand-là ! »

      La malheureuse Marie Hecquet sentait ses ongles noircir de terreur à de telles paroles ; mais, refoulant en elle ses émotions, elle alla tirer d’un petit fût, placé au pied de son lit, le cidre demandé par le Bleu. Elle le plaça dans un pot d’étain, avec des godets de Monroc, son humble vaisselle, sur une table que la hache avait à peine dégrossie. Les cinq réquisitionnaires de la République s’assirent sur le banc qui entoure toujours les plus pauvres tables normandes, et le pot, circulant, se remplit une dizaine de fois. Ils se souciaient fort peu de mettre à sec la provision de la vieille femme ; et elle, trop contente de voir, à ce prix, leur attention détournée, allait et venait dans la chaumine, tantôt balayant l’aire, tantôt ranimant la cendre du foyer, pour faire, comme la Baucis du poète, tiédir l’onde nécessaire au pansement du soir, quand ses terribles hôtes seraient partis. Les discours des Bleus, qui s’exaltaient de plus en plus à force de parler et de boire, augmentaient encore les premières peurs de Marie Hecquet. Il se mêlait de temps à autre à ces discours les noms funestes de Rossignol et de Pierrot, de Pierrot surtout, ce Cacus dont les férocités avaient le grandiose de sa force, et qui s’amusait à rompre, comme il eût rompu une branche d’arbre, les reins de ses prisonniers sur son genou. De pareils discours étaient bien dignes, du reste, de soldats irrités comme eux par le fanatisme et la résistance des guerres civiles, dont le caractère est d’être impitoyable, comme tout ce qui tient aux convictions. Dépravés par ces guerres implacables, ces cinq Bleus n’étaient point de ces nobles soldats de Hoche ou de Marceau que l’âme de leurs généraux semblait animer. Tout vin a sa lie, toute armée ses goujats. Ils étaient de ces goujats horribles qu’on retrouve dans les bas-fonds de toute guerre, de cette inévitable race de chacals qui viennent souiller le sang qu’ils lapent, après que les lions ont passé ! En un mot, c’étaient des traînards appartenant à ces bandes de chauffeurs alors si redoutées dans l’Ouest, lesquelles, par l’outrance de leurs barbaries, avaient appelé, il faut bien en convenir, des représailles cruelles. Marie Hecquet avait entendu souvent parler de ces bandits à des voyageurs et à des fermiers. Elle se rappelait même une affreuse histoire que son fils, sabotier dans la forêt, et qui venait parfois la voir entre deux expéditions nocturnes, lui avait dernièrement racontée avec l’indignation d’une âme de Chouan révoltée. C’était l’histoire de ce seigneur de Pontécoulant (je crois) dont, au matin, au soleil de l’aurore, on avait trouvé la tête coupée et déposée – immonde et insultante raillerie ! – dans un pot de chambre, sur une des fenêtres placées au levant de son château dévasté[2] .

      De tels récits, de tels souvenirs jetaient leur reflet sur ces Bleus sinistres et la faisaient frissonner, elle qui n’était ni faible ni folle, à chaque atroce plaisanterie de ces hommes buvant avec une joie de cannibales, auprès du lit de torture du Chouan. « C’est peut-être les assassins de Pontécoulant », pensait-elle. La nuit s’avançait. Fut-ce l’influence de ces ombres et de ces ténèbres, car la nuit couve les forfaits dans les cœurs scélérats, fut-ce plutôt l’échauffement de l’ivresse, ou encore l’odieux remords qui s’élève dans les âmes perverses quand elles ont suspendu l’accomplissement d’un crime ou laissé là quelque épouvantable dessein, qui le sait ?… mais, à mesure que la nuit tomba plus noire sur la chaumière, les pensées de vengeance et de sang reprirent ces Bleus et montèrent dans leurs cœurs. Le Chouan, renversé sur son grabat, expirait sans pouvoir même crier de douleur. Les bandages qui liaient son visage fracassé appuyaient sur sa bouche un silence pesant comme un mur. Il ne gémissait pas, mais sa respiration entrecoupée, ce râle permanent et sourd, qu’on entendait dans ce coin de chaumière obscur, et sur lequel, incessant, éternel, funèbre, se détachaient les éclats de la voix et du rire des Bleus, tout cela leur fit sans doute l’effet du défi d’un ennemi par terre, d’une dernière morsure au talon, comme la douleur vaincue en imprime parfois, de sa bouche mourante, au pied brutal de la Victoire.

      « Ce Chouan m’ennuie, à la fin, avec son râle ! – dit le chef des cinq, – et la tentation me prend de l’envoyer à tous les diables avant de partir !

      – Tope ! – fit un autre, peut-être le plus repoussant de la troupe : une tête écrasée et livide, aux tempes de vipère, sortant d’une énorme cravate lie-de-vin, métamorphosée pour le moment en valise, car elle contenait une chemise de rechange, volée la veille à un curé ; cet homme, c’était l’horrible et le bouffon réunis. – Tope, sergent ! – répéta-t-il d’une voix enrouée, – c’est parler en homme, ça. Tuons ce Chouan après cette chopine, car nous ne pouvons boire ici jusqu’à demain matin. Mais comment le tuer ? Tu le disais tout à l’heure, citoyen sergent, les flambards des Colonnes Infernales ne sont pas venus ici pour abréger les souffrances d’une chouanaille qui jouit en ce moment de tous les avant-goûts de l’enfer, s’il y en a un. Il faudrait lui inventer une agonie qui lui procurerait, avant la culbute définitive, l’enfer tout entier !

      – Par le diable et ses cornes ! tu as raison, Sifflet-de-voleur. – Le Bleu, en effet, avait le nez taillé en cette aimable forme, et il en tirait son nom de guerre. – Il faut le tuer, comme dit le capitaine Morisset, avec l’intelligence de la chose. Je vous forme en conseil de guerre, citoyens, pour délibérer sur le genre de mort qu’il convient d’infliger à ce brigand-là ! »

      Et ils remplirent leurs cinq godets de Monroc comme pour s’inspirer.

      L’infortunée Marie Hecquet voulut intervenir au nom de tous les sentiments naturels soulevés dans son cœur. Elle implora, avec des paroles de feu et des larmes, ces cinq hommes sourds à toute pitié. C’était à croire ce qu’elle leur avait dit d’abord, qu’elle était la mère du blessé, tant elle fut pathétique dans ses discours, son action, sa manière de les supplier ! Mais tout fut vain.

      « Te tairas-tu, brigande ! – fit l’un deux en lui envoyant un coup de crosse de son fusil dans les reins.

      – Empare-toi de cette vieille sorcière, Sans-Façon, reprit le sergent, – et fais-lui un bâillon de la poignée de ton sabre pour qu’elle ne trouble pas les délibérations du conseil de guerre par ses cris ! »

      Mais la femme du peuple, qui ne craint pas sa peine, et qui sait mettre, comme on dit, la main à la pâte, eut en Marie Hecquet un dernier mouvement d’énergie, trahi, hélas ! par la vieillesse. Quand elle vit venir le Bleu à elle, elle voulut prendre un tison allumé dans l’âtre, pour se défendre contre l’outrageante agression, mais, avant qu’elle eût pu saisir l’arme qu’elle cherchait, il l’avait déjà terrassée, et il la contenait.

      « Maintenant, citoyens, – dit le sergent, – délibérons. »

      Et ils délibérèrent. Dix genres de mort différente furent proposés ; dix affreuses variétés du martyre !

      La plume se refuse à tracer ce chaos de pensées de bourreaux en délire, ce casse-tête de propositions effroyables qui se mêlèrent en s’entrechoquant. Le chef de ces bandits eut le dégoût de la hideuse verve et de l’anarchie de son conseil, où, comme dans tout conseil, chaque avis voulait prévaloir.

      « Nous sommes des imbéciles ! – cria-t-il en fermant la discussion par un coup de poing sur la table. – Tout considéré, je n’ai jamais été d’avis de tuer ce Chouan, qui, dans l’état où il est, serait trop heureux de mourir. Mais voici mes adieux à sa damnée carcasse. Regardez ! »

      Il marcha au lit du Chouan et, saisissant avec ses ongles les ligatures de son visage, il les arracha d’une telle force qu’elles craquèrent, se rompirent, et durent ramener à leurs tronçons brisés des morceaux de chair vive enlevés aux blessures qui commençaient à se fermer. On entendit tout cela plutôt qu’on ne le vit, car la nuit était tout à fait tombée, mais ce fut quelque chose de si affreux à entendre que Marie Hecquet s’évanouit.

      Un rugissement rauque qui n’avait plus rien de l’homme sortit, non plus de la poitrine du blessé, mais comme de la profondeur de ses flancs. C’était la puissance de la vie forcée par la douleur dans son dernier repaire et qui poussait un dernier cri.

      « Et maintenant,


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