L'ensorcelée. Barbey d'Aurevilly. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Barbey d'Aurevilly
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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r’marqué que quand j’ai eu quéque poids sur l’esprit et que je l’ai dit à Jeannine, la tête sur la taie de l’oreiller, j’ai eu l’esprit plus soulagé le lendemain. D’ailleurs, vous êtes du pays et v’ n’êtes pas sans avoir entendu parler de certaines choses avérées parmi nous autres herbagers et fermiers… comme, par exemple, des secrets qu’ont d’aucunes personnes et qu’on appelle des sorts parmi nous.

      – Certes ! oui, j’en ai entendu parler, – lui dis-je, – et même beaucoup dans mon enfance. J’ai été bercé avec ces histoires… Mais je croyais que tous ces secrets-là étaient perdus.

      – Perdus, Monsieur ! – fit-il rassuré en voyant que je ne contestais pas la possibilité du fait, mais son existence actuelle, – non, Monsieur, ces secrets-là n’ont jamais été perdus, et probablement ils ne se perdront jamais, tant que j’aurons dans le pays de ces garnements de bergers qui viennent on ne sait d’où et qui s’en vont un beau jour comme ils sont venus, et à qui il faut donner du pain à manger et des troupeaux à conduire si on ne veut pas voir toutes les bêtes de ses pâturages crever comme des rats bourrés d’arsenic. »

      Maître Tainnebouy ne m’apprenait là que ce que je savais. Il y a dans la presqu’île du Cotentin (depuis combien de temps ? on l’ignore) de ces bergers errants qui se taisent sur leur origine et qui se louent pour un mois ou deux dans les fermes, tantôt plus, tantôt moins. Espèces de pâtres bohémiens, auxquels la voix du peuple des campagnes attribue des pouvoirs occultes et la connaissance des secrets et des sortilèges. D’où viennent-ils ? où vont-ils ? Ils passent. Sont-ils les descendants de ces populations de Bohême qui se sont dispersés sur l’Europe dans toutes les directions, au Moyen Âge ? Rien ne l’annonce dans leur physionomie ni dans la conformation de leurs traits. C’est une population blonde aux cheveux presque jaunes, aux yeux gris clair ou verts, de haute taille, et qui a gardé tous les caractères des hommes venus autrefois du Nord sur leurs barques d’osier. Par une singulière anomalie, ces hommes, qui, selon mes incertaines et tremblantes lumières, doivent être une branche de Normands modifiés avec des éléments inconnus, n’ont ni l’âpre goût au travail, ni la prévoyance profonde, ni le génie pratique de leur race. Ils sont fainéants, contemplatifs, mous à la besogne, comme s’ils étaient les fils d’un brûlant soleil qui leur coula la dissolvante paresse dans les membres avec la chaleur de ses rayons. Mais d’où qu’ils soient issus, du reste, ils ont en eux ce qui agit le plus puissamment sur l’imagination des populations ignorantes et sédentaires : ils sont vagabonds et mystérieux. Bien des fois on a essayé de les bannir des paroisses. Ils s’en sont allés, puis sont revenus. Tantôt solitaires, tantôt en troupe de cinq à six, ils rôdent çà et là, en proie à une oisiveté qu’ils n’occupent jamais que d’une manière, c’est-à-dire en conduisant quelques troupeaux de moutons le long du revers des fossés, ou les bœufs de quelque herbager d’une foire à une autre. Si par hasard un fermier les expulse durement de son service ou ne veut plus les employer, ils ne disent mot, courbent la tête et s’éloignent ; mais un doigt levé, en se retournant, est leur seule et sombre menace ; et presque toujours un malheur, soit une mortalité parmi les bestiaux, soit les fleurs de tout un plant de pommiers brûlées dans une nuit, soit la corruption de l’eau des fontaines, vient bientôt suivre la menace du terrible et silencieux doigt levé.

      « Et vous pensez donc – dis-je à mon Cotentinais – qu’on aurait bien pu jeter un sort sur votre jument, maître Louis Tainnebouy ?

      – J’en ai l’idée, – fit-il en réfléchissant et en donnant un revers de la main à son chapeau, qu’il poussa par là sur son oreille, – j’en ai l’idée, Monsieur. C’est la vérité, et voici pourquoi. Il y avait hier au marché de Créance, dans le cabaret où j’étais, justement un de ces misérables bergers, la teigne du pays, qui s’en vont en se louant à tous les maîtres. Il était accroupi dans les cendres de l’âtre et faisait chauffer un godet de cidre doux pendant que je finissais un marché avec un herbager de Carente (Carentan). Je venions de nous taper dans la main, quand mon acheteur me dit qu’il avait besoin de quelqu’un pour conduire ses bœufs à Coutances (il allait voir, lui, un de ses oncles malade à Muneville-le-Bengar, et c’est alors que le berger, qui s’acagnardait et buvait au bord de l’âtre, se proposa. « Qui es-tu, toi, pour que je te confie mes bêtes ? – fit l’herbager. – Si maître Tainnebouy te connaît et répond pour toi, je ne demande pas mieux que de te prendre. Répondez-vous du gars, maître Louis ? » – « Ma fé, – dis-je à l’herbager, – prenez-le si vous v’lez, mais j’ m’en lave les mains comme Ponce Pilate ; j’ me soucie pas d’encourir des reproches s’il arrivait quéque malencontre à vos bestiaux. Qui cautionne paye, dit le proverbe, et je ne cautionne point qui je ne connais pas. » – « Alors, va trouver un autre maître ! » a dit le Carentinais, et ça a été tout. Eh bien, à présent, je me rappelle que le berger m’a jeté, de dessous le manteau de la cheminée, un diable de regard, noir comme le péché, et que je l’ai trouvé qui rôdait du côté de l’écurie quand j’ai été pour prendre la Blanche et partir ! »

      Rien, au fond, n’était plus admissible que ce récit de maître Tainnebouy. Pour expliquer l’accident arrivé à son cheval, il n’était pas besoin de creuser jusqu’à l’idée d’un maléfice. Le berger, poussé par le ressentiment, avait pu introduire quelque corps blessant dans le sabot du cheval pour se venger de son maître, comme ce cruel enfant corse (on dit Napoléon) qui enfonça avec son doigt une balle de carabine dans l’oreille du cheval favori de son père, parce que son père lui avait infligé une correction. Seulement, ce qui pour mon Cotentinais révélait l’influence du démon dans toute cette affaire, c’est que la Blanche boitait sans blessure ou motif apparent de boiter. Il avait déposé sa lanterne à terre, sur un petit tertre qui se trouvait là, et il chargeait sa pipe en regardant sa jument, qui, comme tous les animaux souffrants, abaissait d’instinct son intelligente tête vers la partie de son corps qui la faisait souffrir. J’étais descendu de mon cheval à mon tour, et je roulais entre mes doigts les feuilles du maryland que j’allais convertir en cigarettes. Le froid piquait, de plus en plus vif.

      « C’est dommage – dis-je en jetant les yeux sur le sol dénudé de tout et où le vent d’ouest n’avait pas seulement roulé une branche d’arbre – que nous n’ayons pas quelque branche de bois mort comme on en trouve parfois d’éparses sur la terre. Nous pourrions allumer une flambée pendant que votre jument se repose et nous réchauffer le bout des doigts.

      – Ah ! ben oui ! du bois mort, dans cette lande, – fit-il, – c’est comme du bois vert ! On ne trouve pas plus l’un que l’autre ; et nous n’avons qu’à souffler dans nos doigts pour les réchauffer. Quand les Chouans tenaient, par les nuits claires, leurs conseils de guerre là où nous sommes, ils étaient obligés d’apporter à dos d’homme le bois qu’ils avaient coupé, pour faire du feu, dans le taillis des Patriotes. »

      Ce mot de Chouans, jeté là en passant comme un souvenir de hasard par cette énergique veste rousse qui avait peut-être, dans sa jeunesse, fait le coup de fusil par-dessus la haie avec eux, évoqua en ce moment, aux yeux de mon esprit, ces fantômes du temps passé devant lesquels toute réalité présente pâlit et s’efface. Je venais précisément d’une ville où la guerre des Chouans a laissé une empreinte profonde. Personne, quand j’y passai, n’y avait oublié encore le sublime épisode dont elle avait été le théâtre en 1799, cet audacieux enlèvement par douze gentilshommes, dans une ville pleine de troupes ennemies, du fameux Des Touches, l’intrépide agent des princes, destiné à être fusillé le lendemain. Comme on ramasse quelques pincées de cendre héroïque, j’avais recueilli tous les détails de cette entreprise, sans égale parmi les plus merveilleuses crâneries humaines. Je les avais recueillis là où, pour moi, gît la véritable histoire, non celle des cartons et des chancelleries, mais l’histoire orale, le discours, la tradition vivante qui est entrée par les yeux et les oreilles d’une génération et qu’elle a laissée, chaude du sein qui la porta et des lèvres qui la racontèrent, dans le cœur et la mémoire de la génération qui l’a suivie. Encore sous l’empire des impressions que j’avais éprouvées, rien d’étonnant que ce nom de Chouans,