– Oui, le petit Brainerd est un beau garçon ; mais, à mon avis, il ne sera jamais un artiste. A-t-il fini son temps de collège ?
– Dans deux ans seulement.
– Quel beau soldat cela ferait ! notre armée a besoin de pareils hommes.
– Will a fait ses preuves. Il a passé bien près de la mort à la bataille de Bullrun. La blessure qu’il a reçue en cette occasion est à peine guérie.
– Diable ! c’était sérieux ! quel était son commandant ; Stonewal, Jackson, ou Beauregard ?
– Adolphe Halleck ! !
L’artiste baissa la tète en riant, pour esquiver un coup de parasol que lui adressait sa cousine furieuse.
– Tenez, Maria, voici ma canne, vous pourriez casser votre ombrelle.
– Pourquoi m’avez-vous fait cette question ?
– Pour rien, je vous l’assure…
La jeune fille essaya de le regarder bravement, Sans rire et sans rougir ; mais cette tentative était au-dessus de ses forces, elle baissa la tête d’un air mutin.
–Allons ! ne vous effarouchez pas, chère ! dit enfin le jeune homme avec un calme sourire. Ce petit garçon est tout à fait honorable, et je serais certainement la dernière personne qui voudrait en médire. Mais revenons à notre vieux thème, les sauvages. En verrai-je quelque peu, pendant mon séjour chez l’oncle John ?
– Cela dépend des quantités qu’il vous en faut pour vous satisfaire. Un seul, pour moi, c’est beaucoup trop. Ils rôdent sans cesse dans les environs ; vous ne pourrez faire une promenade sans les rencontrer.
– Alors, je pourrai en portraicturer deux ou trois ?
– Sur ce point, voici un renseignement précis. Prenez un des plus horribles vagabonds des rues de New York ; passez-lui sur le visage une teinte de bistre cuivré ; mettez-lui des cheveux blonds retroussés en plumet et liés par un cordon graisseux ; affublez-le d’une couverture en guenilles ; vous aurez un Indien Minnesota pur sang.
– Et les femmes, en est-il de même
– Les femmes !… des squaws, voulez-vous dire ! Leur portrait est exactement le même.
– Cependant nous sommes dans « la région des Dacotahs, le pays des Beauté », dont parle le poète Longfellow dans son ouvrage intitulé Hiawatha.
– Il est bien possible que ce soit le pays auquel vous faites allusion. Dans tous les cas, c’est pitoyable qu’il ne l’ait pas visité avant d’écrire son poème, – Néanmoins, poursuivit la jeune fille, pour être juste, je dois apporter une restriction à ce que je viens de vous dire ; les Indiens convertis au christianisme sont tout à fait différents, ils ont laissé de côté, leurs allures et vêtements sauvages, pour adopter ceux de la civilisation ; ils sont devenus des créatures passables. J’en ai vu plusieurs, et, le contraste frappant qu’ils offrent en regard de leurs frères barbares, m’a porté à en dire du bien. Je pourrais vous en nommer : Chaskie, Paul, par exemple, qui seraient dignes de servir de modèles à beaucoup d’hommes blancs.
– Ainsi, vous admettrez qu’il se trouve parmi eux des êtres humains ?
– Très certainement. Il y en a un surtout qui vient parfois rendre visite à l’oncle John. Il est connu sous le nom de Jim Chrétien ; je peux dire que c’est un noble garçon. Je ne craindrais point de lui confier ma vie en toute circonstance,
– Mais enfin, Maria, parlant sérieusement, ne pensez-vous pas que ces mêmes hommes rouges dont vous faites si peu de cas, ne sont devenus pervers que par la fatale et détestable influence des Blancs. Ces trafiquants !… Ces agents !…
– Je ne puis vous le refuser. Il est tout-à-fait impossible aux missionnaires de lutter contre les machinations de ces vils intrigants. Pauvres, bons missionnaires ! voilà des hommes dévoués ! Je vous citerai le docteur Williamson qui a fourni une longue et noble carrière, au milieu de ces peuplades farouches, se heurtant sans cesse à la mort, à des périls pires que la mort ! tout cela pour leur ouvrir la voie qui mène au ciel ! Et le Père Riggs, qui, depuis trente-cinq ans, erre autour du Lac qui parle, ou Jyedan, comme les Indiens l’appellent. C’est un second apôtre saint Paul ; dans les bois, dans les eaux, dans le feu, en mille occasions sa vie a été en péril ; un jour sa misérable hutte brûla sur sa tête ; il ne pût s’échapper qu’à travers une pluie de charbons ardents. Eh bien ! il bénissait le ciel d’avoir la vie sauve, pour la consacrer encore au salut de ses chères ouailles
– Je suppose que ces pauvres missionnaires sont relevés et secourus de temps en temps, dans ces postes périlleux ?
– Pas ceux-là, du moins ! Ils se croiraient indignes de l’apostolat s’ils faiblissaient un seul instant ; cette lutte admirable, ils la continueront jusqu’à la mort. Pour savoir ce que c’est que le sublime du dévouement, il faut avoir vu de près le missionnaire Indien !
– Ah ! voici un changement de décor, à vue, dans le paysage ; regardez-moi çà ! s’écrie le jeune artiste en ouvrant son album et taillant ses crayons ; je vais croquer ce site enchanté.
– Vous n’aurez pas le temps, mon cousin. Regardez par-dessus la rive, à environ un quart de mille ; voyez-vous une voiture qui est proche d’un bouquet de sycomores ; elle est attelée d’un cheval ; un jeune homme se tient debout à côté.
Adolphe implanta gravement son lorgnon dans l’œil droit, et inspecta les bords du fleuve pendant assez longtemps avant de répondre.
– J’ai quelque idée d’avoir aperçu ce dont vous me parlez. Quel est le propriétaire, est-ce l’oncle John ?… dit-il enfin.
– Oui ; et je pense que c’est Will qui m’attend. Un petit temps de galop à travers la prairie, et nous serons arrivés au terme de notre voyage.
CHAPITRE II. LÉGENDES DU FOYER
Après avoir fait des tours et des détours sans nombre, le petit steamer vira de bord se rangea sur le rivage, mouilla son ancre, raidit une amarre, jeta son petit pont volant, et nos deux jeunes passagers débarquèrent.
– Ah ! Will ! c’est toi ?… Comment ça va, vieux gamin ?…
Cette exclamation d’Halleck s’adressait à un robuste et beau garçon, bronzé par le soleil et le hâle du désert, mais qui demeura tout interdit, ne reconnaissant pas son interlocuteur.
– Mais, Will ! vous ne voyez donc pas notre cousin Adolphe ? demanda Maria en riant.
– Ha ! ha ! le soleil me donnait donc dans l’œil de ce côté-là ! répondit sur le champ le jeune settler ; ça va bien, Halleck ?… je suis ravi de vous voir ! vous êtes le bienvenu chez nous, croyez-le.
– Je vous crois, mon ami, répondit Halleck en échangeant une cordiale poignée de main ; sans cela, je ne serais point venu. Ah ! mais ! ah mais ! vous avez changé, Will ! Peste ! vous voilà un homme ! je vous ai tenu au bout de mon lorgnon pendant dix minutes, et, jamais je n’aurais soupçonné votre identité, n’eut été Maria qui n’a su me parler que de vous.
– Est-il impertinent ! mais vous êtes un monstre ! Vingt fois j’ai eu mon ombrelle levée sur votre tête pour vous corriger, mais je vais vous punir une bonne fois !
– Prenez ma cane, cousine, ce sera mieux que votre parasol.
Chacun se mit à rire, on emballa valise, portefeuille, album et boites de peinture dans le caisson ; puis on songea au départ.
– Crois-moi, Will, prend place à côté de moi, laissons-la conduire si elle y consent ; cet exercice lui occupera les deux mains, de cette façon j’aurai peut-être quelque chance de pouvoir causer en paix avec toi. Y connaît-elle quelque