– Vous avez donc conservé vos vieilles amours pour les sauvages ?
– Parfaitement. Ils ont toujours fait mon admiration, depuis le premier jour où, dans mon enfance, j’ai dévoré les intéressantes légendes de Bas-de-Cuir, j’ai toujours eu soif de les voir face à face, dans leur solitude native, au milieu de calmes montagnes où la nature est sereine, dans leur pureté de race primitive, exempte du contact des Blancs !
– Oh ciel ! quel enthousiasme ! vous ne manquerez pas d’occasions, soyez-en sûr ; vous pourrez rassasier votre « soif » d’hommes rouges ! seulement, permettez-moi de vous dire que ces poétiques visions s’évanouiront plus promptement que l’écume de ces eaux bouillonnantes.
L’artiste secoua la tête avec un sourire :
– Ce sont des sentiments trop profondément enracinés pour disparaître aussi soudainement. Je vous accorde que, parmi ces gens-là, il peut y avoir des gredins et des vagabonds ; mais n’en trouve-t-on pas chez les peuples civilisés ? Je maintiens et je maintiendrai que, comme race, les Indiens ont l’âme haute, noble, chevaleresque ; ils nous sont même supérieurs à ce point de vue.
– Et moi, je maintiens et je maintiendrai qu’ils sont perfides, traîtres, féroces !…c’est une repoussante population, qui m’inspire plus d’antipathie que des tigres, des bêtes fauves, que sais-je ! vos sauvages du Minnesota ne valent pas mieux que les autres !
Halleck regarda pendant quelques instants avec un sourire malicieux, sa charmante interlocutrice qui s’était extraordinairement animée en finissant.
– très bien ! Maria, vous connaissez mieux que moi les Indigènes du Minnesota. Par exemple, j’ose dire que la source où vous avez puisé vos renseignements laisse quelque chose à désirer sur le chapitre des informations ; vous n’avez entendu que les gens des frontières, les Borders, qui eux aussi, sont sujets à caution. Si vous vouliez pénétrer dans les bois, de quelques centaines de milles, vous changeriez bien d’avis.
– Ah vraiment ! moi, changer d’avis ! faire quelques centaines de milles dans les bois ! n’y comptez pas, mon beau cousin ! Une seule chose m’étonne, c’est qu’il y ait des hommes blancs, assez fous pour se condamner à vivre en de tels pays. Oh ! je devine ce qui vous fait rire, continua la jeune fille en souriant malgré elle ; vous vous moquez de ce que j’ai fait, tout l’été, précisément ce que je condamne. Eh bien ! je vous promets, lorsque je serai revenue chez nous à Cincinnati, cet automne, que vous ne me reverrez plus traverser le Mississipi. Je ne serais point sur cette route, si je n’avais promis à l’oncle John de lui rendre une visite ; il est si bon que j’aurais été désolée de le chagriner par un refus.
« L’oncle John Brainerd » n’était pas, en réalité, parent aux deux jeunes gens. C’était un ami d’enfance du père de Maria Allondale ; et toute la famille le désignait sous le nom d’oncle.
Après s’être retiré dans la région de Minnesota en 1856, il avait exigé la promesse formelle, que tous les membres de la maison d’Allondale viendraient le voir ensemble ou séparément, lorsque son settlement serait bien établi.
Effectivement, le père, la mère, tous les enfants mariés ou non, avaient accompli ce gai pèlerinage : seule Maria, la plus jeune, ne s’était point rendue encore auprès de lui. Or, en juin 1862, M. Allondale l’avait amenée à Saint-Paul, l’avait embarquée, et avait avisé l’oncle John de l’envoi du gracieux colis ; ce dernier l’attendait, et se proposait de garder sa gentille nièce tout le reste de l’été.
Tout s’était passé comme on l’avait convenu ; la jeune fille avait heureusement fait le voyage, et avait été reçue à bras ouverts. La saison s’était écoulée pour elle le plus gracieusement du monde ; et, parmi ses occupations habituelles, une correspondance régulière avec son cousin Adolphe n’avait pas été la moins agréable.
En effet, elle s’était accoutumée à l’idée de le voir un jour son mari, et d’ailleurs, une amitié d’enfance les unissait tous deux. Leurs parents étaient dans le même négoce ; les positions des deux familles étaient également belles ; relations, éducation, fortune, tout concourait à faire présager leur union future, comme heureuse et bien assortie.
Adolphe Halleck avait pris ses grades à Yale, car il avait été primitivement destiné à l’étude des lois. Mais, en quittant les bancs, il se sentit entraîné par un goût passionné pour les beaux-arts, en même temps qu’il éprouvait un profond dégoût pour les grimoires judiciaires.
Pendant son séjour au collège, sa grande occupation avait été de faire des charges, des pochades, des caricatures si drolatiques que leur envoi dans sa famille avait obtenu un succès de rire inextinguible ; naturellement son père devint fier d’un tel fils ; l’orgueil paternel se communiqua au jeune homme ; il fut proposé par lui, et décrété par toute la parenté qu’il serait artiste ; on ne lui demanda qu’une chose : de devenir un grand homme.
Lorsque la guerre abolitionniste éclata, le jeune Halleck bondit de joie, et, à force de diplomatie, parvint à entrer comme dessinateur expéditionnaire dans la collaboration d’une importante feuille illustrée. Mais le sort ne le servit pas précisément comme il l’aurait voulu ; au premier engagement, lui, ses crayons et ses pinceaux furent faits prisonniers. Heureusement, il se rencontra, dans les rangs ennemis, avec un officier qui avait été son camarade de classe, à Yale. Halleck fut mis en liberté, et revint au logis, bien résolu à chercher désormais la gloire partout ailleurs que sous les drapeaux.
Les pompeuses descriptions des glorieux paysages du Minnesota que lui faisait constamment sa cousine, finirent par décider le jeune artiste à faire une excursion dans l’Ouest. – Mais il fit tant de stations et chemina à si petites journées, qu’il mit deux mois à gagner Saint-Paul.
Cependant, comme tout finit, même les flâneries de voyage, Halleck arriva au moment où sa cousine quittait cette ville, après y avoir passé quelques jours et il ne trouva rien de mieux que de s’embarquer avec elle dans le bateau par lequel elle effectuait son retour chez l’oncle John.
Telles étaient les circonstances dans lesquelles nos jeunes gens s’étaient réunis, au moment où nous les avons présentés au lecteur.
– D’après vos lettres, l’oncle John jouit d’une santé merveilleuse ? reprit l’artiste, après une courte pause.
– Oui ; il est étonnant. Vous savez les craintes que nous concevions à son égard, lorsque après ses désastres financiers, il forma le projet d’émigrer, il y a quelques années ? Mon père lui offrit des fonds pour reprendre les affaires ; mais l’oncle persista dans ses idées de départ, disant qu’il était trop âgé pour recommencer cette vie là, et assez jeune pour devenir un « homme des frontières. » Il a pourtant cinquante ans passés, et sur sept enfants, il en a cinq de mariés ; deux seulement sont encore à la maison, Will et Maggie.
– Attendez un peu…, il y a quelque temps que je n’ai vu Maggie, çà commence à faire une grande fille. Et Will aussi… il y a deux ans c’était presque un homme.
– Maggie est dans ses dix-huit ans ; son frère à quatre ans de plus qu’elle.
Sans y songer, Adolphe regarda Maria pendant qu’elle parlait ; il fut tout surpris de voir qu’elle baissa les yeux et qu’une rougeur soudaine envahit ses joues. Ces symptômes d’embarras ne durèrent que quelques secondes ; mais Halleck les avait surpris au passage ; cela lui avait mis en tête une idée qu’il voulut éclaircir.
– Il y a un piano chez l’oncle John, je suppose ? demanda-t-il.
– Oh oui ! Maggie n’aurait pu s’en passer. C’est un vrai bonheur pour elle.
– Naturellement… Ces