Rose d'amour. Alfred Assollant. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Alfred Assollant
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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gens de la campagne. On y trouve toujours des pâtés, du veau rôti, des fruits, du lait, du vin d’Auvergne, de la bière et du cassis : et comme, à cause des chemins qui sont très mauvais dans nos montagnes, il est plus commode d’aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.

      Nous n’étions pas, vous pensez bien, pour faire autrement que les autres, et nous ne tardâmes pas beaucoup à nous mettre à table. On but et l’on mangea comme à la noce ; et de fait, c’était notre noce qu’on célébrait. Après dîner on dansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur de violon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fit sauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peu à peu on s’échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent de la partie et voulurent danser comme les autres.

      Le vieux Sans-Souci lui-même ne se fit pas prier : on invita les paysans et les paysannes qui étaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous, et bientôt toute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commença à faire un tel vacarme qu’on n’entendait pas le son des cloches qui appelaient les paroissiens à vêpres.

      Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernard sans que personne s’occupât de nous, tant le tumulte et les cris de joie empêchaient de rien remarquer.

      Quant au père de Bernard, il était d’une gaieté folle ; le vin et la danse avaient réjoui sa vieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait des chansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournâmes à la ville.

      Comme nous arrivions, nous vîmes une grande flamme s’élever au-dessus du faubourg. C’était la maison de Bernard qui brûlait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans y penser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l’avait sauvée à grand-peine. La rivière était loin, on n’eut pas d’eau pour l’incendie, et la maison fut brûlée tout entière sans qu’on put en retirer une chaise.

      « Allons, dit le père Bernard, plus de maison, plus d’hypothèque ; plus d’hypothèque, plus d’argent ; plus d’argent, plus de remplaçant, plus de Bernard. Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours. Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l’éternité, à moins que vous n’attendiez ce garçon pendant sept ans ; et sept ans, croyez-moi, c’est beaucoup. »

      Bernard ne dit pas un mot : on aurait cru que le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je me sauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.

      Le vieux Sans-Souci, qui s’inquiétait d’entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu de la nuit et m’embrassa en disant :

      « Pauvre Rose ! »

      Il était loin de connaître tout mon malheur ! Hélas ! madame, à l’insu de nos parents, nous étions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, je n’avais plus rien à refuser à Bernard.

      IV

      Jusque-là, madame, je n’avais jamais eu l’ombre d’un regret ni d’un remords. À partir de cette fatale journée, je n’eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais mon bonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, je n’avais même pas la consolation d’une bonne conscience. Ma vie était gâtée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne le sût, excepté Bernard, je n’osais lever les yeux sur personne ; il me semblait qu’on y aurait lu ce que je voulais me cacher à moi-même. Enfin, je commençai à avoir honte de moi-même. Avoir honte, madame, n’est-ce pas le pire tourment qu’on puisse souffrir en ce monde ?

      Cette douleur était d’autant plus vive que Bernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l’incendie de leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelque temps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours, matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie, je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas trois paroles par jour. Mon père lui-même finit par s’en étonner et par en chercher la cause, car il voyait bien qu’il y avait au fond de ce silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partir Bernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n’osai répondre, je n’osai surtout lui dire la vérité. Et d’ailleurs, quel remède ?

      Ce qui vous étonnera peut-être, c’est que Bernard lui-même paraissait presque aussi confus que moi de la faute que nous avions commise. Soit qu’il commençât d’en craindre les suites, soit qu’il devinât ma tristesse et ma honte et qu’il se reprochât d’en être cause, soit enfin qu’il fût entièrement occupé de l’idée de partir et de me quitter peut-être pour toujours, il reprit avec moi le ton et les manières d’un frère, comme auparavant.

      Enfin, il reçut l’ordre de partir et de rejoindre son régiment. Cette nouvelle, que nous attendions tous les jours, fut cependant pour nous comme le coup de la mort. Sa vieille mère poussait des cris déchirants :

      « Ah ! malheureuse ! disait-elle, c’est moi qui l’égorge et qui le tue ! C’est moi qui ai brûlé la maison, c’est moi qui envoie mon fils à la mort ! »

      Et s’adressant à son mari :

      « C’est ta faute aussi vieux fou, vieux propre à rien, qui ne penses tout le long du jour qu’à boire, manger, dormir et te promener ! Tu avais bien besoin d’inventer cette promenade de Saint-Sulpice et ces dîners, et de courir les cabarets, et de vider les bouteilles, et de danser comme un pantin, à ton âge ! Quand on pense qu’il a cinquante-cinq ans, l’âge de Mathusalem, et que monsieur veut encore danser dans les prés avec toutes les filles du canton ! Sans-cœur, va !

      – Ma femme, dit le vieux Bernard, je n’ai que cinquante-trois ans.

      – Cinquante-trois ou soixante-dix, n’est-ce pas la même chose, vieux sans cervelle, vieux mange-tout !

      – Eh ! pauvre mère ! dit Bernard.

      – Tais-toi, dit-elle, ce n’est pas à toi de m’apprendre à parler. Je ne suis pas encore folle, n’est-ce pas, ni imbécile, pour recevoir des conseils de mes enfants.

      – Allons, voisine…, interrompit mon père.

      – Et vous aussi, vieux Sans-Souci, qui avez toujours la pipe à la bouche et qui avez fait mourir votre femme de chagrin, faut-il encore que vous veniez vous mêler des affaires de tout le monde ? C’est assez d’avoir renversé votre soupe, voyez-vous ; il ne faut pas venir encore cracher dans celle des autres. Ce n’est pas parce que nous ne sommes plus riches comme auparavant qu’il faut croire que vous me ferez la loi. Pauvreté n’est pas vice, voyez-vous, vieux Sans-Souci, et les Bernard ont toujours eu la tête près du bonnet ; et il ne faut pas croire qu’il n’y a qu’une fille ici et que Bernard n’en trouverait pas d’autre à épouser : car, pour les filles, nous en avons, Dieu merci, par douzaines, et, toute brûlée qu’est ma maison, Bernard n’est pas encore un parti à dédaigner, et je connais des filles d’huissier qui s’en lécheraient les doigts bien volontiers ; mais il n’est pas fait pour leur nez. »

      À ces mots, mon père se mit à bourrer tranquillement sa pipe en faisant signe du coin de l’œil au père Bernard.

      « Oui, oui, j’entends bien vos signes, vieux sans-cœur, vieux Sans-Souci, dit-elle. Vous avez l’air de dire à Bernard : Laisse couler l’eau, ou : Autant en emporte le vent, car vous vous entendez tous entre hommes comme larrons en foire. Au lieu de pleurer comme moi mon pauvre Bernard et de le tirer d’embarras et du service militaire, vous fumez là vos pipes comme des va-nu-pieds. Eh bien ! c’est moi qui le sauverai, moi, sa mère.

      – Comment ? dit le vieux Bernard.

      – J’irai chez le maire, j’irai chez le sous-préfet, j’irai chez le préfet, chez le général, s’il le faut, mais je ne laisserai pas emmener mon enfant, car ils vont me l’emmener et me le faire tuer en Afrique, pour sûr.

      – Va ! dit le père.

      – Oui, va, c’est bientôt dit. Et comment veux-tu que j’aille ? Est-ce que je les connais, moi, ces gens-là