Quand on nous dit tout cela, et que les remplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la somme était si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, et qu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on ne prendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne sais pas ce que pensa Bernard ; mais il fit bonne contenance devant moi et me dit : « Rose-d’Amour, compte sur moi comme je compte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai, je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou en Italie ; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penserai qu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans sept ans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi de Bernard ! » Je le crus sur parole, mais je ne pus m’empêcher de pleurer. Sept ans ! Hélas ! madame, quand on est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.
Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher de dire : « Ah ! la maudite conscription ! » Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en me prenant sur ses genoux : « Mon enfant, c’est la loi. Ce n’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu ? c’est la loi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendras peut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps de l’autre. »
Pauvre père ! il cherchait à me consoler, mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte que la mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément de tout ; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bon Dieu va venir à leurs secours.
Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvre Bernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne. 19 ? Ah ! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro, je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse au milieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avait pas soutenue. Bernard s’avança vers nous :
« Eh bien ! ma pauvre Rose-d’Amour, dit-il tout pâle, c’est fini : je vais partir.
– Tu vas partir, lui répondit assez rudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui le bras et ramène-la à la maison ».
Quel retour ! Il me semblait voir Bernard pour la dernière fois. Vous auriez cru assister à un enterrement.
« Encore s’il était borgne ou bossu ! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rire pour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droit comme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues à l’heure : jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pour toi, ma pauvre enfant. »
Le soir, on délibéra dans les deux familles sur ce qu’il fallait faire.
III
Bernard et moi nous assistions au conseil.
« Ah ! dit le père Bernard, il est bien dur de travailler toute sa vie et d’amasser avec beaucoup de peine quatre ou cinq mille francs pour en faire cadeau au gouvernement ou n’importe à qui, quand on est vieux et quand on ne peut plus travailler. »
Mon père, qui était là, ne répliqua rien. Comme il n’avait pas de dot à me donner, il était trop fier pour engager les parents de Bernard à faire donner un remplaçant à leur fils. Ce fut la mère de Bernard qui répondit à son mari.
« Écoute, mon vieux. Ces trois mille francs qu’il nous faudra donner nous mettront sur la paille, c’est vrai ; mais aimerais-tu mieux que Bernard partît pour l’armée, qu’il tint un fusil dans les mains, qu’il allât tuer l’ennemi, qu’il en fût tué ou estropié, pendant que nous jouirions ici bien tranquillement de l’argent gagné, et que nous aurions de bonne viande à manger et de bon vin à boire tous les jours que Dieu nous donne ?
À chaque bouchée ne penserais-tu pas que Bernard est là-bas, qu’il a froid, qu’il a faim peut-être, qu’on nous le tue ? Et cette pensée ne te couperait-elle pas l’appétit ? Pour moi, je suis vieille, infirme, je n’ai pas longtemps à vivre, je n’ai pas d’autre enfant que Bernard, et je veux voir les siens avant de mourir. Qu’il en coûte ce qu’il pourra, il faut lui donner un remplaçant.
– Comme tu voudras, dit le vieux. Crois-tu que je n’aime pas Bernard autant que toi, et que je n’ai pas envie de voir une demi-douzaine de marmots grimper sur mes genoux et me tirer les cheveux et la barbe ? Va, va, je ne regrette pas plus mon argent que toi. Allons, viens ici, Bernard, et toi, ma petite Rose-d’Amour, ne pleure pas comme une fontaine, tu auras ton amoureux. C’est convenu : embrassez-vous, et que ce soient là vos fiançailles. Demain, je vais chercher quelqu’un à qui je puisse vendre ma maison.
– Mais je ne veux pas que tu la vendes ! s’écria mon pauvre Bernard. Je ne veux pas que ma mère et toi vous soyez ruinés pour moi. Je partirai. Rose-d’Amour m’attendra, je le sais ; je reviendrai à cheval et avec des épaulettes comme un seigneur, et nous nous marierons dans sept ans comme Jacob et Rachel.
– Tais-toi, dit le père, et ne parle ni de Rachel ni de Jacob, ni de sept ans. Je veux voir ton premier-né l’année prochaine, et si Rose-d’Amour manque à nous le donner, je me fâcherai tout de bon. Allons, à quinze jours la noce. Est-ce décidé, vieux Sans-Souci ?
– Si ça plaît aux enfants, répondit mon père, je ne suis pas pour les contrarier ».
Vous croyez, madame, que j’allais être la plus heureuse des femmes ? Attendez la fin. Ah ! la tuile tombe toujours sur celui qui ne l’attend pas.
Huit jours avant celui qui était fixé pour notre mariage, le père Bernard avait trouvé un bourgeois qui consentait à lui prêter trois mille francs hypothéqués sur la maison et le jardin, qui en valaient à peu près deux fois autant. Aussitôt, il vint chez nous, le soir, pour nous annoncer cette bonne nouvelle.
« Eh bien ! vieux Sans-Souci, dit-il, l’affaire est faite, et Bernard va se marier. C’est Malingreux qui les prête. Tu connais Malingreux, ce petit homme sec, avec un nez de fouine, qui est une si bonne pratique pour les huissiers ? Quand je dis qu’il les prête, c’est une manière de parler, car il ne déboursera pas un centime, mais il me les fait prêter par un propriétaire, à 5 pour 100. Ce n’est pas trop cher, hein, pour Malingreux ?
– Ma foi, dit mon père, je ne l’en aurais pas cru capable.
– Oui, mais le propriétaire lui-même, qui ne les a pas, est obligé de les emprunter à un notaire, à 6 pour 100.
– Six et cinq, ça fait onze, dit mon père.
– Oui, onze et trois pour la peine de Malingreux, cela fera quatorze, sans comprendre les renouvellements. Enfin, Bernard est sauvé de la conscription, c’est tout ce que nous voulions. Ce sera à lui et à Rose-d’Amour de regagner ma pauvre maison, et d’économiser jour et nuit. Et maintenant viens, Sans-Souci. Veux-tu venir avec nous faire une partie à Saint-Sulpice ? Nous dînerons au cabaret avec toute la famille, excepté ma femme, qui ne peut pas aller si loin. Rose-d’Amour et Bernard seront bien aises de se promener ensemble. »
Le lendemain nous partions huit ou dix, ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J’avais pris le bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d’un quart de lieue en avant. Jamais nous n’avions été si gais. Pensez un peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, de nos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature, délivrés d’ailleurs de toute inquiétude pour l’avenir, nous étions dans un de ces jours qu’on ne rencontre pas trois fois dans la vie.
Saint-Sulpice est un village de quarante ou cinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaque maison sont des prés et des chènevières. Au milieu du village est une grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice, un saint à qui l’on a coupé la tête dans les anciens temps, et dont les reliques font encore des miracles. Tout le village est très beau et bien situé sur