En Afrique, dans l’espace francophone en particulier, la littérature, l’anthropologie, la science politique, l’esthétique et la philosophie ont densément exploré cette question de l’imagination culturelle en relation avec le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltansky et Chiappelo, 1999 ; Nkolo Foé, 2008). Il n’est qu’à citer, pour s’en convaincre, les travaux de J.-F. Bayart, J.-G. Bidima et A. Mbembe. Faisant suite aux œuvres de fiction des romanciers tels que Y. Ouologuem, A. Kourouma ou S. Labou Tansi, cette imposante théorisation s’est illustrée par la production d’un ensemble de concepts-clés : « culture par le bas », « esthétique des marges », « esthétique de la vulgarité », « Afropolitanisme », « contamination culturelle ». Figures tant de la pensée abstraite que de la création, ils ont théorisé le flottement du monde dont les processus disjonctifs d’assemblages et de réassemblages culturels impriment un nouvel imaginaire africain insolite, superficiel, subalterne, mais non moins connecté au monde globalisé – un imaginaire de la circulation des mondes, de l’Afrique-monde, diront A. Mbembe, F. Sarr et bien d’autres. Au cœur de la condition postcoloniale africaine se trouve donc la problématique des formes, des niveaux d’autonomie individuelle et collective autorisées par cet imaginaire décalé et brinquebalant qui travaille par enroulement sur soi, enchevêtrement des signes et des figures, concaténation des univers et des territoires, empilement et superposition des identités itinérantes, car foncièrement inachevées – des identités en devenir.
Au demeurant, si la liberté doit être posée comme l’option fondamentale pour le monde noir4, quelles figures et quelles modalités déterminées de la conscience africaine surgissent-elles de ce moment chaotique de l’art régi par l’immonde, le déchet, le marginal, l’instable ? Quels types d’institutions sociales, de structures morales et idéologiques se reflètent dans cette créativité débridée, scatologique et animée par l’instinct de fuite ? En d’autres termes, l’internationalisme culturel promu par la globalisation marchande ne signe-t-il pas la défaite des peuples et la soumission des nations – ceux du Tiers-monde en particulier ? En fin de compte, nous nous préoccupons du pouvoir de l’art africain contemporain à produire un imaginaire africain de l’être à soi et pour soi libre, déterminé et puissant.
L’intention est donc de suivre les contours culturels de ce monde-africain-à-venir décentré et en pointillés. La prétention est de débusquer le sens philosophique de l’Afrique liquide et d’examiner la pertinence de son utopie culturelle structurante – le voyage, le passage, la traversée, l’itinérance. Cette démarche se justifie au regard de l’existence d’autres imaginations africaines de soi portées en revanche par des politiques culturelles de l’enracinement, de l’auto-centrement et de la conscience de soi, politiques culturelles non exclusives de l’Autre et pleinement engagées dans le procès de production de l’Universel. Le terme de ce procès dialectique est une synthèse spécifique. A. Césaire, reprenant le mot de Hegel, la nommait le Singulier. La présente contribution se veut une pensée critique sur la manière dont l’Afrique-qui-vient élabore une sensibilité d’elle-même suspendue à des symboles, des effigies, des figures, des images, des sons, des émotions. Ces signes lui parlent de soi ; ils lui parlent éventuellement du monde. Cette sensibilité propre à « l’Afrique-monde » marronne nécessairement au-delà de l’art pour embrasser l’espace entier de l’invention culturelle : société, histoire, politique, économie, idéologie, science, etc. L’Afrique culturelle prise dans sa globalité est l’objet du propos.
Question de methode
Deux approches guident notre pensée de l’Afrique culturelle postcoloniale : une approche empirique et une approche théorique.
L’approche empirique permet de présenter et décrire quelques œuvres représentatives de l’art postcolonial africain. Elle explore ses techniques (le bricolage), ses matériaux (le brut), ses thèmes (le grotesque), ses catégories créatives (le laid, le bizarre), ses figures (les personnages obscènes et les objets honnis), sa symbolique (le désastre), son utopie (le mercantilisme). D’une certaine manière, les musiques et les danses urbaines africaines attestent de ce « trouble » (Butler, 2005) dans l’art contemporain africain, qui tient les expressions culturelles à distance de tout idéalisme et de toute construction rationnelle. C’est le cas dans la musique avec le Ndombolo en RDC, ou de l’Azonto au Ghana. La même césure apparaît dans certaines formes de l’Afro-zik au Nigéria, dans certaines dérivations du Coupé décalé en Afrique de l’Ouest en général, dans les récentes impulsions données au hip-hop camerounais par de jeunes nihilistes à la misogynie affichée (Francko, Maahlox) ; la chanson populaire avec l’artiste Petit Pays par exemple n’échappe pas à cette reconfiguration du domaine de la création en faveur des motifs dérisoires (Mono Ndjana, 1999)5. Cette créativité musicale, pour l’essentiel sans profondeur thématique ou esthétique, réclame le déchainement des instincts sauvages et des pulsions primitives. Elle tourne le dos aux grandes compositions, à l’instar de la Rumba avec ses multiples influences afro-cubaines et ses relents subversifs. Elle rame à contre-courant de la Soul Makossa de Manu Dibango, de l’Afro bit politiquement engagé de Fela Kuti, du chant de résistance de Myriam Makeba, du reggae de Jimmy Cliff, Tiken Jah Fa Koly, ou même du nouvel afro jazz d’un Richard Bona. De même, elle joue à rebours des chants populaires de libération entonnés par les paysans dans les maquis du Sud-Cameroun.
Des productions de la sculpture comme Afrique qui est-tu ?, Le cousin du Sultan, La beauté sans âge, La barbe pharaonique, Pharaon, Mon Champion, La danseuse de bikutsi (J.-F. Sumegne), sont d’un intérêt certain ; leur éclectisme sans lien organique les distinguent du modernisme triomphant du monument de La Renaissance qui surplombe Dakar, ou des colosses sortis des mains du sénégalais Ousmane Sow. Dominantes parmi les jeunes urbains africains, les nouvelles modes vestimentaires requièrent une observation minutieuse dans leur traitement léger du tissu et leur art du collage, du déchiré, du délavé (la mode destroy), loin de l’extrême raffinement teinté d’utopisme des « Sapeurs » congolais des années 1970-19806. D’autres domaines de la création africaine contemporaine comme la littérature, la caricature, l’humour, l’architecture urbaine, le cinéma, la photographie, et même l’artisanat (Guèye, 2011 : 23-43), méritent une attention appropriée. Les comparer soit à des formes culturelles plus classiques de l’Afrique moderne, soit à des expressions stylistiques de l’Afrique traditionnelle peut s’avérer d’un apport précieux pour le traitement de la question de la créativité dans l’Afrique liquide. Il s’agit des contes, mythes, fables, cosmogonies, jeux d’initiation de l’Afrique ancienne (Philombe, 1994)7.
L’approche théorique mobilise un ensemble de courants, de doctrines, de méthodologies et de concepts forgés dans les champs de la philosophie, des sciences humaines et sociales, et des sciences esthétiques. Ce matériau abstrait et spéculatif autorise une pensée de l’objet d’art africain dans sa relation complexe et dialectique avec le phénomène historique que constitue l’étape actuelle de concentration flexible du capital au sein du marché mondial (Reich, 1993). En plus d’être une force matérielle, la globalisation est un Zeitgeist (esprit du temps). L’embrasser dans la