«Je viens de l’état-major! Dit-il. Connaissez-vous, comte, l’exploit de Raïevsky?…» Et il lui conta les détails du combat de Saltanovka.
L’officier aux grosses moustaches, nommé Zdrginsky, leur en fit un récit emphatique. À l’entendre, la digue de Saltanovka ne rappelait rien moins que le défilé des Thermopyles, et la conduite du général Raïevsky, s’avançant avec ses deux fils sur la digue, sous un feu terrible, pour commander l’attaque, était comparable à celle des héros de l’antiquité. Rostow l’écouta sans lui prêter grande attention; il fumait sa pipe, faisait des contorsions chaque fois que l’eau lui glissait le long de la nuque, et regardait Iline du coin de l’œil; entre lui et cet officier de seize ans, il y avait aujourd’hui les mêmes rapports que ceux qui avaient existé sept ans auparavant entre lui et Denissow. Iline avait pour Rostow une adoration toute féminine: c’était son Dieu et son modèle! Zdrginsky ne parvint pas à communiquer son enthousiasme à Nicolas, qui garda un morne silence, et l’on pouvait deviner à l’expression de son visage que ce récit lui était souverainement désagréable. Ne savait-il pas, par sa propre expérience, après Austerlitz et la guerre de 1807, qu’on mentait toujours en citant des faits militaires, et que lui-même mentait aussi en racontant ses prouesses? Ne savait-il pas également qu’à la guerre rien ne se passe comme on se le figure, et comme on le raconte après coup? Le récit ne lui plaisait donc en aucune façon, le narrateur encore moins; car en parlant il avait la fâcheuse habitude de se pencher sur la figure de son voisin, jusqu’à la toucher presque de ses lèvres, et d’occuper en outre beaucoup trop de place dans l’étroite hutte! «D’abord, se disait Rostow, les yeux fixés sur lui, la confusion et la presse devaient être telles sur cette digue, que si vraiment Raïevsky s’y est élancé avec ses deux fils, il n’a pu produire d’effet que sur les dix ou douze hommes tout au plus qui le serraient de près… Quant aux autres, ils n’auront certainement pas remarqué avec qui il était, et s’ils s’en sont aperçus, ils s’en seront d’autant moins émus, qu’ils avaient dans ce moment à songer à leur propre peau, et que, par suite, le sacrifice de sa tendresse paternelle leur importait fort peu… et d’ailleurs, le sort de la patrie ne dépendait pas de cette digue…! La prendre ou la laisser à l’ennemi revenait au même, et, quoi qu’en puisse dire Zdrginsky, ce n’étaient pas les Thermopyles! Pourquoi alors ce sacrifice? Pourquoi mettre en avant ses propres enfants? Je n’aurais certainement pas exposé ainsi Pétia, ni même Iline, qui est un étranger pour moi, mais un brave garçon… J’aurais au contraire tâché de les placer loin du danger.» Il se garda bien cependant de faire part à ses deux camarades de ses réflexions: l’expérience lui avait appris que c’était inutile, car, comme toute cette histoire devait contribuer à glorifier nos armées, il fallait feindre d’y ajouter une foi entière, et c’est ce qu’il fit sans hésiter.
«On ne peut plus y tenir, s’écria Iline, qui devinait la mauvaise humeur de Rostow: je suis mouillé jusqu’aux os… Voilà la pluie qui diminue, je vais m’abriter ailleurs.» Iline et Zdrginsky sortirent.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que le premier revint en pataugeant dans la boue:
«Hourra! Rostow, allons vite, j’ai trouvé! Il y a un cabaret à deux cents pas d’ici, et les nôtres y sont déjà établis. Nous nous sècherons, et Marie Henrikovna y est aussi.»
Marie Henrikovna était une jeune et jolie Allemande que le docteur du régiment avait épousée en Pologne et qu’il menait partout avec lui. Était-ce parce qu’il n’avait pas les moyens de l’installer ailleurs, ou parce qu’il ne voulait pas s’en séparer pendant les premiers mois de leur mariage? On l’ignorait. Le fait est que la jalousie du docteur était devenue, parmi les officiers de hussards, un thème de plaisanteries inépuisable. Rostow s’enveloppa de son manteau, appela Lavrouchka, lui donna de transporter ses effets, et suivit Iline; ils glissaient, à qui mieux mieux, dans la boue, et s’éclaboussaient dans les flaques d’eau; la pluie diminuait, l’orage s’éloignait, et la lueur blafarde des éclairs à l’horizon ne perçait plus les ténèbres qu’à de longs intervalles.
«Rostow, où es-tu? Criait Iline.
— Par ici, répondait Rostow… Vois donc, quels éclairs!»
XIII
La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde, un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.
«On s’amuse donc ici? Demanda Nicolas.
— Ah! Vous êtes dans un bel état, vous autres, lui répondit-on… de vraies gouttières!… N’allez pas inonder notre salon… N’abîmez pas la robe de Marie Henrikovna!» Rostow et son compagnon se mirent en quête d’un coin où, sans blesser la pudeur de cette dernière, il leur fût possible de mettre du linge sec. Ils en trouvèrent un, séparé du reste par une cloison, mais il était déjà occupé par trois officiers qui en remplissaient, à eux seuls, l’étroit espace: ils y jouaient aux cartes, à la lueur d’une chandelle fichée dans une bouteille vide, et se refusèrent à leur céder la place. Marie Henrikovna, touchée de compassion, leur prêta son jupon, qui fit l’office de rideau, et, se dissimulant derrière ses plis et avec l’aide de Lavrouchka, ils se débarrassèrent enfin de leurs habits mouillés.
On fit du feu tant bien que mal dans un poêle à moitié démoli, on dénicha une planche, qui fut posée sur deux selles recouvertes d’une schabraque, on fit apporter un samovar, on ouvrit une cantine contenant une demi-bouteille de rhum, et Marie Henrikovna fut priée de remplir les devoirs de maîtresse de maison. Tous se groupèrent autour d’elle: l’un lui offrit un mouchoir de poche blanc pour essuyer ses jolies mains; l’autre étendit son uniforme à ses pieds pour les préserver de l’humidité; le troisième drapa son manteau sur la fenêtre pour intercepter le froid; le quatrième enfin se mit à chasser les mouches qui auraient pu réveiller son mari.
«Laissez-le, dit Marie Henrikovna en souriant timidement… Laissez-le, il a toujours le sommeil dur après une nuit blanche.
— Impossible! Répliqua l’officier; il faut avoir soin du docteur: on ne sait pas ce qui peut arriver, et il me rendra la pareille lorsqu’il me coupera un bras ou une jambe.»
Il n’y avait en tout que trois verres, et l’eau était si sale, si jaune, qu’on ne pouvait guère juger si le thé était trop fort ou trop faible. Le samovar n’en contenait que six portions, mais on ne s’en plaignait pas: on trouvait même fort agréable d’attendre son tour d’après l’ancienneté, et de recevoir le breuvage brûlant des mains grassouillettes de Marie Henrikovna, dont les ongles, il est vrai, laissaient légèrement à désirer sous le rapport de la propreté. Tous paraissaient et étaient réellement amoureux d’elle ce soir-là; les joueurs mêmes sortirent de leur coin, et, laissant là le jeu, lui témoignèrent également les plus aimables attentions. Se voyant ainsi entourée d’une brillante jeunesse, Marie Henrikovna rayonnait d’aise, malgré toutes les frayeurs qu’elle éprouvait au moindre mouvement de son époux endormi.
Il n’y avait qu’une seule cuiller; en revanche, le sucre abondait; mais, comme il ne parvenait pas à fondre, il fut décidé que Marie Henrikovna le remuerait, à tour de rôle, dans chaque verre. Rostow, ayant reçu le sien, y versa du rhum et le lui tendit:
«Mais vous ne l’avez pas sucré!» dit-elle en riant.
On aurait vraiment pu croire, à voir la bonne humeur de chacun, que tout ce qui se disait ce soir-là