«La retraite des troupes au delà du Niémen, Sire, répliqua Balachow.
— Au delà du Niémen, rien que cela?» dit Napoléon en le regardant en face.
Balachow inclina respectueusement la tête.
«Vous dites, répéta Napoléon en arpentant le salon, que, pour commencer les négociations, on ne me demande que de repasser le Niémen? Il y a deux mois, ne m’a-t-on pas demandé de la même façon de repasser l’Oder et la Vistule, et vous parlez encore de paix!»
Après avoir fait quelques pas en silence, il s’arrêta devant Balachow: son visage semblait s’être pétrifié, tant l’expression en était devenue dure, et sa jambe gauche tremblait convulsivement: «La vibration de mon mollet gauche est très significative chez moi,» disait-il plus tard.
«Des propositions comme celles d’abandonner l’Oder et la Vistule peuvent être faites au prince de Bade, mais pas à moi! S’écria-t-il tout à coup. Si même vous me donniez Pétersbourg et Moscou, je n’accepterais pas vos conditions! Vous m’accusez d’avoir commencé la guerre, et qui donc a rejoint le premier son armée? L’Empereur Alexandre! Et vous venez me parler de négociations lorsque j’ai dépensé des millions, que vous êtes allié avec l’Angleterre, et que votre position devient de plus en plus difficile! Quel est le but de votre alliance anglaise? Quel avantage en avez-vous retiré?» continua-t-il, avec l’intention évidente d’en arriver à démontrer son droit et sa force et les fautes de l’Empereur Alexandre, au lieu de discuter la possibilité et les conditions de la paix.
Dans le premier moment il avait fait ressortir les avantages de sa situation, en donnant à entendre que, malgré ces avantages, il daignerait encore consentir à renouer ses relations avec la Russie, mais plus il s’échauffait, moins il restait maître de sa parole; à la fin, on sentait qu’il n’avait plus qu’un but, celui de se grandir outre mesure et d’humilier Alexandre, tandis qu’au commencement de l’entretien il semblait vouloir tout le contraire:
«Vous avez, dit-on, conclu la paix avec les Turcs!»
Balachow fit un signe de tête affirmatif:
«Oui, la paix est…» Mais Napoléon lui coupa la parole: il fallait qu’il parlât et qu’il parlât seul!
— Oui, je le sais, reprit-il avec cette intempérance de langage et ce ton d’irritation qu’on rencontre souvent chez les enfants gâtés de la fortune. Oui, je le sais: vous avez fait la paix avec les Turcs, sans avoir obtenu la Moldavie et la Valachie. Et moi, j’aurais donné ces provinces à votre Empereur, tout comme je lui ai donné la Finlande! Oui, je les lui aurais livrées, car je les lui avais promises, et maintenant il ne les aura pas! Il aurait pourtant été heureux de les joindre à son Empire et d’étendre la Russie du golfe de Bothnie aux bouches du Danube. La grande Catherine n’aurait pu faire plus! – poursuivit-il avec une animation toujours croissante, et en répétant à Balachow, à peu de chose près, les mêmes phrases qu’il avait déjà dites lors de l’entrevue de Tilsitt: – Tout cela, il l’aurait dû à mon amitié. Ah! Quel beau règne, quel beau règne!… – et, tirant de sa poche une petite tabatière en or, il l’ouvrit, et en aspira vivement le contenu. – Quel beau règne aurait pu être celui de l’Empereur Alexandre! – Il regarda Balachow avec un air de compassion, et se remit à parler aussitôt que celui-ci tenta de dire quelques mots: – Que pouvait-il désirer et chercher de mieux que mon amitié? – poursuivit-il en haussant les épaules. – Non, il a trouvé préférable de s’entourer de mes ennemis, tels que les Stein, les Armfeldt, les Bennigsen, les Wintzingerode! Stein, un traître chassé de sa patrie; Armfeldt, un intrigant corrompu; Wintzingerode, un déserteur français; Bennigsen, plus militaire que les autres, mais tout aussi insuffisant, Bennigsen, qui n’a rien su faire en 1807, et dont la présence seule aurait dû lui rappeler d’horribles souvenirs!… Supposons qu’ils soient capables, – continua Napoléon, entraîné par les arguments qui se succédaient en foule dans son esprit à l’appui de sa force et de son droit, ce qui revenait au même à ses yeux. – Mais non, ils ne sont bons à rien, ni en temps de guerre, ni en temps de paix. Barclay est le meilleur d’entre eux, dit-on, mais je ne saurais être de cet avis, à en juger par ses premières marches… Et que font-ils tous ces courtisans? Pfuhl propose, Armfeldt discute, Bennigsen examine et Barclay, appelé pour agir, ne sait quel parti prendre! Bagration est le seul homme de guerre: il est bête, mais il a de l’expérience, du coup d’œil et de la décision!… Et quel est, je vous prie, le rôle que joue votre jeune Empereur au milieu de toutes ces nullités, qui le compromettent et finissent par le rendre responsable des faits accomplis? Un souverain ne doit être à l’armée que quand il est général! – Et il lança ces paroles comme un défi à l’Empereur, sachant parfaitement à quel point celui-ci tenait à passer pour un bon capitaine. – Il y a huit jours que la campagne est commencée, et vous n’avez pas su défendre Vilna!… Vous êtes coupés en deux, chassés des provinces polonaises, et votre armée murmure!
— Pardon, Sire, – dit enfin Balachow, qui suivait avec peine ce feu roulant de paroles, – les troupes brûlent au contraire du désir…
— Je sais tout, dit Napoléon en l’interrompant de nouveau, tout, entendez-vous… Je connais aussi bien le chiffre de vos bataillons que celui des miens. Vous n’avez pas 200000 hommes sous les armes, et, moi, j’en ai trois fois autant! Je vous donne ma parole d’honneur, ajouta-t-il en oubliant que sa parole ne pouvait guère inspirer de confiance, que j’ai 530000 hommes de ce côté de la Vistule… Les Turcs ne vous seront d’aucun secours, ils ne valent rien, et ils ne vous l’ont que trop prouvé, en faisant la paix avec vous! Quant aux Suédois, ils sont prédestinés à être gouvernés par des fous; dès que leur roi a eu perdu la raison, ils en ont choisi un autre, tout aussi fou que lui… Bernadotte! Car, quand on est Suédois, il faut être fou pour s’allier avec la Russie!…» Et Napoléon, souriant méchamment, porta de nouveau sa tabatière à son nez.
Balachow, dont les réponses étaient toutes prêtes, laissait involontairement échapper des gestes d’impatience, sans parvenir à arrêter ce déluge de paroles. À propos de la prétendue folie des Suédois, il aurait pu objecter qu’avec l’alliance de la Russie, la Suède devenait une île, mais Napoléon se trouvait dans cet état d’irritation sourde où l’on a besoin de parler et de crier, pour se prouver à soi-même qu’on a raison. La situation devenait pénible pour Balachow: il craignait d’être atteint dans sa dignité d’ambassadeur, s’il ne répliquait rien, mais, comme homme, il se repliait en lui-même devant l’aberration de cette colère sans cause; il comprenait que tout ce qu’il venait d’entendre n’avait aucune valeur, et que Napoléon en aurait honte tout le premier lorsqu’il se serait calmé; aussi tenait-il ses yeux baissés, afin d’éviter le regard du petit homme, dont il ne voyait que les grosses jambes qui se mouvaient et s’agitaient en tous sens.
«Et que me font, après tout, vos alliés? J’en ai, moi aussi… j’ai les Polonais, avec leurs 80000 hommes, qui se battent comme des lions… et ils en auront bientôt 200000 sur pied!»
Excité de plus en plus par la conscience même de son mensonge et par le silence de Balachow, qui continuait à garder un calme imperturbable, il se rapprocha brusquement, se planta droit devant lui, et, gesticulant de ses mains blanches, il s’écria, d’une voix saccadée, et blême de fureur:
«Sachez que si vous soulevez la Prusse contre moi, je l’effacerai de la carte de l’Europe!… et vous, je vous rejetterai au delà de la Dvina, et du Dniéper… et j’élèverai contre vous la barrière que l’aveugle et coupable Europe a laissé abattre!… Oui, voilà ce qui vous attend, et ce que vous aurez gagné en vous éloignant de moi!»
Puis, recommençant à se promener de long en large, il prit de nouveau la tabatière qu’il venait de remettre dans sa poche, la porta plusieurs fois à son