Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066446673
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pas le seul qui se soit attaché à une vilaine créature!…» Et son cœur saignait pour son ami: «Quel coup, grand Dieu, porté à son orgueil!» Plus il le plaignait, plus il sentait grandir en lui son mépris et son aversion pour Natacha, qui tout à l’heure avait passé devant lui en se drapant dans une dignité glaciale… Il ne se doutait pas, hélas! Que, sous ce masque de froideur hautaine, l’âme de la malheureuse enfant débordait de désespoir, de honte et d’humiliation!

      «L’épouser?… mais c’est impossible, il est marié!

      — Marié! S’écria Marie Dmitrievna. De mieux en mieux!… Misérable! Scélérat! Elle qui l’attend, qui l’espère!… Cette fois du moins elle ne l’attendra plus, je me charge de tout lui dire!»

      Pierre la mit au courant de tous les détails de cette mystérieuse histoire, et Marie Dmitrievna, après avoir exhalé sa colère dans une bordée d’injures, le pria d’obtenir de son beau-frère qu’il s’éloignât de Moscou; elle craignait de voir le comte ou le prince André, qui était sur le point d’arriver, le provoquer en duel, en apprenant sa conduite, et, avant tout, elle tenait absolument à la leur cacher à tous deux. Pierre, qui ne s’était pas encore rendu complètement compte des conséquences possibles de ce scandale, lui promit d’agir dans ce sens.

      «Pas un mot au comte, tu entends, sois sur tes gardes si tu le vois, et moi je vais lui parler, à elle. Veux-tu rester à dîner?»

      Le comte entra peu après au salon avec un air chagrin et troublé: sa fille venait en effet de lui avouer sa rupture avec Bolkonsky:

      «Un vrai malheur, mon cher, lorsque ces fillettes sont abandonnées à elles-mêmes, et que leur mère n’est pas là! Je regrette beaucoup, je vous l’avoue, d’être venu ici… Savez-vous ce qu’elle a fait? Je vais être franc avec vous: elle a rompu avec André, sans prendre conseil de personne. Ce mariage ne m’a jamais fort convenu, il est vrai, quoique le prince soit assurément très bien; mais l’épouser en dépit de son père, cela me semblait de mauvais augure pour eux, et Natacha trouvera des partis à revendre. Ce qui me contrarie surtout dans tout cela, c’est que leur engagement durait déjà depuis plusieurs mois, et qu’on ne fait pas une démarche aussi décisive sans en prévenir son père et sa mère… Aussi, la voilà malade! Dieu sait ce qu’elle a! Oui, cher comte, tout va de travers quand la mère n’est pas là.» Pierre, le voyant si accablé, essaya de changer le sujet de la conversation, mais l’autre y revenait obstinément.

      «Natacha est un peu souffrante,» dit Sonia, qui entrait à ce moment; alors, s’adressant à Pierre avec une émotion contenue, elle ajouta: «elle désire vous voir: elle est dans sa chambre, Marie Dmitrievna y est aussi, et elle vous prie d’y passer.

      — C’est ça, elle sait que vous êtes lié avec Bolkonsky, et elle tient sûrement à vous charger d’un message, dit le comte: – Mon Dieu, mon Dieu, tout allait si bien; faut-il que…» Et il sortit en pressant de ses mains les rares mèches de cheveux gris qui flottaient sur son front.

      Marie Dmitrievna avait appris à Natacha que Kouraguine était marié. Natacha avait refusé de la croire et insistait pour entendre la vérité de la bouche même de Pierre. Elle était pâle et comme pétrifiée; son regard interrogateur se fixa sur lui à son entrée, avec un éclat fiévreux. Sans même le saluer d’un signe de tête, elle ne le quittait pas des yeux, comme si elle cherchait à deviner en lui un ami ou un ennemi de plus pour Anatole, car la personnalité de Pierre n’existait pas évidemment pour elle en ce moment.

      «Il sait tout! Dit Marie Dmitrievna; qu’il parle donc et tu verras si j’ai dit vrai.»

      Natacha, semblable au gibier traqué qui voit venir sur lui les chasseurs et les chiens, portait de l’un à l’autre ses regards égarés.

      «Natalia Ilinischna, dit Pierre en baissant les yeux, car il se sentait pris d’une profonde pitié pour elle et d’un invincible dégoût pour la mission qui lui était dévolue, – vrai ou faux, peu importe, car…

      — C’est donc faux, il n’est pas marié!

      — Non, c’est vrai, il est marié!

      — Et marié depuis longtemps? Donnez-m’en votre parole d’honneur.»

      Pierre la lui donna.

      «Est-il encore ici? Demanda-t-elle d’une voix saccadée.

      — Oui, je viens de l’apercevoir.»

      Elle ne put en dire davantage: d’un geste de la main elle les supplia de la laisser seule, ses forces l’abandonnaient.

      XX

      Pierre ne resta pas à dîner, et s’en alla, dès qu’il eut quitté Natacha, à la recherche de Kouraguine, dont le nom seul faisait affluer tout son sang à son cœur avec une telle violence qu’il en perdait la respiration. Il le chercha partout, aux montagnes de glace et chez les bohémiens, et se rendit enfin au club, où tout marchait comme d’habitude: les membres se réunissaient pour dîner et causaient entre eux des nouvelles du jour; le domestique de service, qui était au courant de ses habitudes, lui annonça que son couvert était mis dans la petite salle à manger, que le prince Michel Zakharovitch lisait dans la bibliothèque, mais que Paul Timoféitch n’était pas encore là; une de ses connaissances, qui parlait de la pluie et du beau temps, s’interrompit pour lui demander s’il était vrai, comme on le racontait en ville, que Kouraguine eût enlevé MlleRostow. Pierre répondit en riant que c’était une pure invention, car il sortait à l’instant de chez les Rostow. Il s’enquit, à son tour, d’Anatole. On lui répondit qu’on ne l’avait pas encore vu, mais qu’on l’attendait. Il regardait curieusement cette foule indifférente et tranquille, qui se doutait si peu de ce qui se passait dans son âme, et il se mit à se promener dans les salons, jusqu’au moment où le dîner fut servi. Ne voyant pas venir Anatole, il retourna chez lui.

      Anatole était resté à dîner chez Dologhow, avec lequel il avait à causer sur le moyen de reprendre l’entreprise manquée et de revoir Natacha. De là il se rendit chez sa sœur pour lui demander de lui ménager encore un rendez-vous. Lorsque Pierre revint enfin à la maison après ses infructueuses recherches, son valet de chambre lui apprit que le prince Anatole était chez la comtesse, où il y avait beaucoup de monde.

      Sans s’approcher de sa femme, qu’il n’avait pas encore vue depuis son retour et qui dans ce moment lui inspirait la répulsion la plus profonde, il marcha droit sur Anatole.

      «Ah! Pierre, lui dit la comtesse, sais-tu la situation de notre pauvre Anatole?…» Elle s’arrêta court, car le visage de son mari, ses yeux brillants et sa démarche décidée laissaient entrevoir la même colère et la même violence qu’elle avait éprouvées à ses dépens à la suite de son duel avec Dologhow.

      «Le mal et la dépravation sont toujours à vos côtés, lui dit-il en passant. – Venez, Anatole, j’ai à vous parler.»

      Le frère jeta un regard à sa sœur, et se leva sans mot dire; son beau-frère le prit par le bras, et l’entraîna hors du salon.

      «Si vous vous permettez chez moi…» lui murmura Hélène à l’oreille, mais Pierre ne daigna pas lui répondre. Bien qu’Anatole le suivît avec sa désinvolture habituelle, sa figure trahissait néanmoins une certaine inquiétude.

      Entré dans son cabinet, Pierre en referma la porte, et, se retournant vers lui, le regarda en face:

      «Vous vous êtes engagé à épouser la comtesse Rostow?… Vous vouliez donc l’enlever?

      — Mon très cher, reprit Anatole en français, il ne me plaît pas de répondre à des questions posées sur ce ton.»

      La figure déjà blême de Pierre se décomposa de fureur: empoignant son beau-frère de sa puissante main par le collet de son uniforme, il le secoua dans tous les sens, jusqu’à ce qu’une terreur indicible se peignît sur les traits de ce dernier:

      «Quand