À la rentrée du théâtre, on se réunit autour du samovar, et Natacha, sortant de sa stupeur, commença seulement alors à comprendre ce qui s’était passé en elle. Le souvenir du prince André la frappa comme un coup de foudre, le sang afflua à sa figure, et, poussant un cri, elle s’enfuit dans sa chambre: «Mon Dieu, je suis perdue! Comment ai-je pu lui permettre cela…?» pensait-elle avec effroi. Cachant ses joues en feu dans ses mains, elle chercha pendant longtemps, sans y parvenir, à voir clair dans le chaos de ses impressions. Là-bas, dans cette grande salle éclairée, où Duport, en veston cousu de paillettes, sautait au son de la musique sur le plancher humide, pendant que vieillards et jeunes gens, jusqu’à la placide Hélène, avec son corsage outrageusement décolleté et son sourira dominateur, criaient bravo avec un bruyant enthousiasme… Là-bas sous l’influence de ce milieu enivrant, tout lui avait semblé naturel et simple; mais ici, seule avec elle-même, tout était, au contraire, redevenu confus et sombre: «Qu’ai-je donc? Se demandait-elle… D’où venait l’inquiétude qu’il m’inspirait tout à l’heure, et que veulent dire les remords que je ressens?»
Sa mère, la seule personne à qui elle aurait pu confier et avouer ses pensées, n’était pas là; Sonia n’y aurait rien compris, et son jugement sévère et entier s’en serait effrayé. Natacha se trouvait donc réduite à chercher dans son propre cœur la cause de ses angoisses.
«Suis-je devenue indigne de l’amour du prince André?» se demandait-elle, et elle reprenait aussitôt, en se raillant d’elle-même: «Allons donc, je suis vraiment sotte de m’adresser pareille question!… Il ne m’est rien arrivé du tout… ce n’est pas de ma faute, je n’ai rien fait qui ait pu lui donner cette idée!… Personne ne le saura et je ne le verrai plus jamais! Il est clair que je n’ai rien à me reprocher, et que le prince André peut m’aimer toujours telle que je suis… Telle que je suis?… Mais comment suis-je? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi n’est-il pas ici?» Elle essayait de se rassurer, mais un secret instinct lui rendait ses doutes: elle sentait, en dépit de toutes les raisons qu’elle se donnait, que la pureté de son amour pour son fiancé s’était évanouie à jamais, et son imagination lui répétait de nouveau chaque détail de son entretien avec Kouraguine, chaque trait de sa figure, chacun de ses gestes, et le sourire plein de séduction de cet homme beau et audacieux, lorsqu’il lui avait serré le bras.
XI
Anatole Kouraguine avait été renvoyé de Pétersbourg par son père, parce qu’il dépensait une vingtaine de mille roubles par an, sans compter une somme égale de dettes, dont le payement lui était incessamment réclamé par ses créanciers.
Le père annonça à son fils qu’il les payerait pour la dernière fois à condition qu’il irait vivre à Moscou, où il lui avait obtenu une place d’aide de camp auprès du général gouverneur, et qu’il se déciderait enfin à épouser une riche héritière, la princesse Marie par exemple, ou Julie Karaguine.
Anatole accepta, se rendit à Moscou et s’arrêta chez Pierre: celui-ci le reçut d’abord à contre-cœur, mais il s’habitua bientôt à lui, partagea parfois ses orgies, et lui donna même de l’argent sans en exiger le moindre reçu.
Schinschine avait dit vrai: Anatole tournait la tête à toutes les demoiselles, grâce à l’indifférence qu’il leur témoignait, et à la préférence qu’il affichait pour les bohémiennes et pour les actrices, pour MlleGeorges surtout, avec laquelle on le disait en relations très intimes. Il ne manquait aucun souper, pas plus ceux de Danilow que ceux des autres viveurs de Moscou, buvait sec, mettait ses compagnons sous la table, et se montrait à toutes les soirées, à tous les bals, où il faisait ostensiblement la cour à plusieurs dames du grand monde, avec lesquelles il était, plus ou moins, en commerce de galanterie. Quant à faire un choix, il n’y songeait nullement, par l’excellente raison, ignorée de tous, sauf de quelques intimes, qu’il était déjà marié. Un propriétaire polonais, chez qui il avait été en garnison deux ans auparavant, l’avait forcé à épouser fille.
Il abandonna sa femme peu de temps après, et acheta à son beau-père, moyennant une certaine somme qu’il s’engagea lui envoyer, le droit de continuer sa vie de garçon et de passer pour célibataire.
Toujours satisfait de sa situation, de lui-même et des autres, il n’admettait pas qu’il eût pu mener une autre existence, et il n’avait, pensait-il, que des peccadilles à se reprocher. Selon lui, la Providence, qui avait donné au canard la faculté de nager, lui avait donné, à lui Anatole Kouraguine, celle de posséder 30000 roubles de revenu, et d’occuper partout et toujours le premier rang. Cette conviction était si fermement enracinée dans son esprit, qu’elle s’imposait par cela même à son entourage: on lui cédait le pas en tout et pour tout, et on lui prêtait de l’argent, qu’il trouvait tout simple de recevoir et de ne jamais rembourser.
Joueur, il ne l’était pas, le gain le tentait peu: dépourvu de tout amour-propre, il était complètement indifférent à l’opinion qu’on pouvait avoir de lui; sans l’ombre d’ambition, il faisait le désespoir de son père par ses incartades continuelles, qui compromettaient son avenir, et par ses railleries incessantes à l’endroit des dignités et des honneurs. Il n’était non plus avare, car il ne refusait jamais de rendre un service. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le plaisir et les femmes: ne voyant dans ce goût rien de répréhensible ou de vil, incapable, aussi bien pour lui-même que pour autrui, de calculer les conséquences de ses actes et de ses passions, il se considérait, en somme, comme un homme irréprochable, méprisait franchement les coquins, et portait haut la tête avec une conscience tranquille.
La plupart des viveurs, Madeleines-hommes et Madeleines-femmes, ont une assurance secrète et naïve de leur innocence, fondée sur l’espoir du pardon: «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé!» – «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il s’est beaucoup amusé!»
Dologhow, revenu depuis peu à Moscou d’où il avait été exilé, menait, après ses aventures en Perse, un train de vie des plus fastueux, jouait gros jeu et se livrait à tous les plaisirs. Il ne lui en fallut pas davantage pour se rapprocher de son ancien compagnon de folies, et pour profiter de ce rapprochement dans des vues toutes personnelles.
Anatole appréciait son intelligence et sa bravoure, et l’aimait sincèrement, tandis que Dologhow avait besoin de lui et de ses relations pour attirer dans ses filets des jeunes gens riches, ce qu’il se gardait bien, du reste, de lui laisser soupçonner. À part ces motifs d’un ordre tout spécial, il trouvait une jouissance, une habitude, presque une nécessité, à diriger ainsi à sa fantaisie une volonté étrangère.
Natacha produisit sur Anatole une impression violente. En soupant après le spectacle, il détailla une à une, en connaisseur émérite, toutes les beautés de ses bras, de ses épaules, de ses pieds, de sa chevelure, et annonça son intention arrêtée de lui faire une cour assidue, sans se donner la peine de penser à ce qui pourrait en résulter pour eux deux: ces vulgaires considérations n’entraient pas dans ses habitudes.
«Elle est très jolie, mon ami, mais elle n’est pas pour nous, lui dit Dologhow.
— Je vais dire à ma sœur qu’elle l’invite à dîner, répliqua Anatole. Qu’en penses-tu?
— Attends plutôt qu’elle soit mariée…»
— Tu sais bien que j’adore les petites filles, elles perdent la tête tout de suite.
— Prends garde, tu as déjà été attrapé par une petite fille, répondit Dologhow en faisant allusion à son mariage.
— C’est pour cela que pareille chose ne m’arrivera pas une seconde fois,» repartit Anatole en riant de bon cœur.
XII