Le vieux prince, très sceptique en fait de médecine, l’avait toutefois consulté, d’après le conseil que lui en avait donné MlleBourrienne, et il s’habitua si bien à Métivier, qu’il finit par le recevoir régulièrement deux fois par semaine.
Le jour de la Saint-Nicolas, tout Moscou se porta à son hôtel pour lui présenter ses félicitations, mais personne ne fut reçu, à l’exception de quelques intimes, invités à dîner et inscrits sur une liste qu’il avait remise à la princesse Marie.
Métivier crut bien faire, en sa qualité de docteur, de forcer la consigne et d’entrer chez son malade, dont l’humeur ce matin-là était véritablement massacrante. Se traînant de chambre en chambre, s’accrochant au moindre mot, il faisait semblant de ne rien comprendre de ce qu’on lui disait, comme pour se ménager une occasion de se fâcher. La princesse Marie ne connaissait que trop par expérience cette irritation sourde, toujours prête à faire explosion dans un accès de fureur, et aussi inévitable que le coup de feu d’une arme chargée; toute la matinée se passa dans l’angoisse de ces pressentiments, mais il n’y eut point d’éclat jusqu’à la visite du médecin. Après l’avoir laissé pénétrer chez son père, elle s’assit, un livre à la main, dans le salon, d’où elle pouvait aisément écouter, ou tout au moins deviner, ce qui se passait dans le cabinet.
La voix de Métivier se fit d’abord entendre, puis celle du vieux prince, puis les deux voix s’élevèrent à la fois, et la porte, ouverte avec violence, laissa voir sur le seuil le docteur terrifié, et le vieillard, en robe de chambre, le visage bouleversé par la colère:
«Tu ne le comprends pas, criait-il, et, moi, je le comprends, espion français, esclave de Bonaparte!… hors d’ici! Hors de ma maison!…» Et il referma la porte avec fureur.
Métivier haussa les épaules, s’approcha de MlleBourrienne, qui, à ce bruit, était accourue de l’autre pièce, et lui dit: «Le prince n’est pas tout à fait dans son assiette, la bile le travaille, tranquillisez-vous, je repasserai demain.» Puis il sortit du salon, en enjoignant le plus grand silence, pendant qu’à travers la porte on entendait le bruit des pantoufles qui traînaient sur le parquet, et les exclamations réitérées de: «Traîtres! Espions! Traîtres partout! Pas un instant de repos!»
Quelques minutes plus tard, la princesse fut appelée chez son père pour y recevoir l’explosion à bout portant. N’était-ce pas sa faute, à elle, lui dit-il, et à elle seule, si l’on avait laissé entrer cet espion?… Et la liste qu’il lui avait remise, qu’en avait-elle fait?… Par sa faute, à elle, il ne pouvait ni vivre ni mourir tranquille!… «Il faut donc nous séparer, nous séparer, sachez-le, sachez-le! Je n’en puis plus!» Il sortit un moment de sa chambre, mais, craignant sans doute qu’elle ne prît point cette résolution au sérieux, il revint sur ses pas, en s’efforçant de paraître calme: «Ne pensez pas, ajouta-t-il, que je sois en colère: j’ai bien pesé mes paroles: nous nous séparerons. Cherchez-vous un gîte ailleurs, n’importe où!» Et, mettant de côté la tranquillité qu’il avait affectée un moment, pour se laisser aller de nouveau à un emportement terrible, il la menaça du poing et s’écria: «Dire qu’il ne se trouve pas un imbécile pour l’épouser!» Rentrant précipitamment chez lui, il ferma de nouveau la porte avec fracas, fit appeler MlleBourrienne, et le silence se rétablit aussitôt dans son appartement.
Les six personnes invitées à dîner arrivèrent à la fois vers les deux heures. C’étaient: le comte Rostoptchine, le prince Lapoukhine et son neveu, le général Tchatrow, vieux militaire et camarade d’armes du prince Bolkonsky, Pierre, et Boris Droubetzkoï. Tous l’attendaient au salon.
Boris, qui était venu à Moscou en congé, avait demandé à lui être présenté, et avait si bien su conquérir ses bonnes grâces, que le vieux prince fit une exception en sa faveur et le reçut chez lui, malgré sa qualité de jeune homme à marier.
La maison Bolkonsky n’était pas classée dans ce que l’on était convenu à Moscou d’appeler «le monde», mais le seul fait d’être admis dans ce cercle exclusif et intime était considéré comme une distinction des plus flatteuses; Boris avait saisi cette nuance, lorsque quelques jours auparavant le comte Rostoptchine, invité à dîner, devant lui, par le général gouverneur, pour le jour de la Saint-Nicolas, lui avait répondu par un refus, en ajoutant: «Il me faudra, vous savez, aller saluer les reliques du prince Nicolas Andréïévitch.
— Ah oui, c’est vrai!… Et comment se porte-t-il?» avait répliqué le général gouverneur.
Le petit groupe réuni en attendant l’heure du dîner, dans l’antique et vaste salon démodé, faisait l’effet d’un conseil de juges délibérant sur une grave question, car tantôt ils se taisaient, et tantôt ils se parlaient à voix basse. Le prince Bolkonsky parut enfin, taciturne et sombre; sa fille, plus intimidée et plus embarrassée que jamais, répondait du bout des lèvres aux hôtes de son père, et ils pouvaient voir facilement qu’elle ne prêtait aucune attention à ce qui se disait autour d’elle. Le comte Rostoptchine seul tenait le dé la conversation et racontait tour à tour les nouvelles de la ville et les nouvelles politiques. Lapoukhine et le vieux Tchatrow parlaient peu. Le prince Nicolas Andréïévitch écoutait en juge suprême, et de temps en temps, par son silence, par une inclination de tête, ou par un mot, donnait à entendre qu’il prenait acte de ce qu’on soumettait à son appréciation. Il s’agissait de politique, et au ton général de la conversation il était aisé de s’apercevoir qu’on blâmait unanimement notre conduite de ce côté-là et qu’on n’hésitait pas à trouver que tout marchait de travers, et de mal en pis. La seule limite devant laquelle le causeur s’arrêtait ou était arrêté dans ses jugements, c’était lorsque, pour les motiver, il aurait dû s’en prendre directement à la personne de l’Empereur.
On parla de l’occupation par Napoléon du grand-duché d’Oldenbourg, de la dernière note russe, fort hostile au conquérant, envoyée à toutes les puissances de l’Europe:
«Bonaparte se comporte avec l’Europe comme un corsaire avec un vaisseau capturé, dit le comte Rostoptchine, en citant une phrase qu’il répétait volontiers depuis quelques jours. La longanimité ou l’aveuglement des Souverains est incompréhensible! C’est le tour du Pape, à présent; Bonaparte travaille sans se gêner à renverser la religion catholique, et pas une voix ne s’élève! Notre Empereur est le seul qui ait protesté contre l’occupation du grand-duché d’Oldenbourg, et encore…» Le comte s’arrêta court; il était arrivé à la limite extrême au delà de laquelle personne n’osait s’engager.
«Il lui a proposé un autre territoire en échange du grand-duché, ajouta le vieux prince Bolkonsky. Déposséder des grands-ducs, c’est pour lui chose aussi simple que pour moi de transporter des paysans de Lissy-Gory à Bogoutcharovo!
— Le duc d’Oldenbourg supporte son malheur avec une force de caractère et une résignation admirable, dit Boris en prenant part à la conversation d’un air respectueux. Il avait été présenté au grand-duc à Pétersbourg, et il lui plaisait de laisser entendre qu’il le connaissait. Le prince lui jeta un coup d’œil, et fut sur le point de lui lancer une épigramme, mais il n’en fit rien. Le trouvant sans doute trop jeune, il ne daigna pas s’occuper de lui.
— J’ai lu notre protestation à ce sujet et je suis étonné que la rédaction en soit si mauvaise,» dit le comte Rostoptchine, avec la nonchalance assurée d’un homme parfaitement au courant de la question.
Pierre le regarda avec une stupéfaction naïve:
«Qu’importe le style, comte, si les paroles sont énergiques!
— Mon cher, avec nos cinq cent mille hommes de troupes il serait facile d’avoir un beau style, lui répondit Rostoptchine, et Pierre comprit le sens et la portée de sa critique.