Que de choses n’avait-elle pas entassées sur son plateau? Une bouteille de liqueur d’herbes sauvages, une autre de fruits, des champignons au vinaigre, des galettes de farine de sarrasin, et du beurre, du miel frais, du miel cuit, de l’hydromel, des pommes, des noix fraîches, des noix séchées au four, des noix au miel, des confitures au sucre et à la mélasse; et, de plus, un gros jambon et une belle poularde dorée!
Le tout soigné; préparé par Anicia Fédorovna, avec l’odeur alléchante qui s’en exhalait, avec quelque chose du caractère appétissant de sa personne et de son exquise propreté:
«Goûtez un peu de cela, mademoiselle la comtesse,» disait-elle à Natacha… et de ceci, ajoutait-elle en lui offrant tantôt une chose, tantôt une autre, et Natacha dévorait à belles dents: il lui semblait n’avoir jamais ni vu, ni mangé des galettes aussi exquises, des confitures aussi parfumées, d’aussi bonnes noisettes au miel, ni même une volaille d’aussi belle apparence. Nicolas et le «petit oncle», tout en arrosant leur souper de liqueurs aux fruits, devisaient sur la chasse passée et sur la chasse à venir; sur les mérites de Rougaï et sur la meute d’Ilaguine. Crânement campée sur le divan, Natacha suivait de ses yeux brillants leur conversation, tout en essayant parfois de réveiller Pétia pour lui donner sa part de toutes les friandises, mais ses réponses incohérentes prouvaient qu’il était profondément endormi. Elle ne se possédait pas de joie dans cet intérieur si nouveau pour elle, et la seule chose qu’elle craignît, c’était de voir arriver le droschki qui, à son grand regret devait l’emmener chez son père. Au bout d’un moment de silence, comme il en survient souvent entre un maître de maison et des hôtes qu’il reçoit pour la première fois, le «petit oncle», répondant à une de ses pensées intimes, s’écria:
«Oui, c’est ainsi que je finis de vivre… une fois mort, affaire sûre, marche!… il ne restera rien après moi!»
Sa physionomie devint presque belle pendant qu’il parlait ainsi, et Nicolas se rappela tout le bien que son père lui avait toujours dit de lui. Il passait également dans tout le district pour le plus désintéressé et le plus noble des originaux, aussi le choisissait-on à chaque instant ou pour arbitre dans les discussions de famille, ou pour exécuteur testamentaire, ou enfin même pour confident. Presque toujours élu juge à l’unanimité, il avait également rempli d’autres fonctions électives, mais rien ne pouvait vaincre son refus d’accepter du service actif. Son temps se partageait ainsi: en automne et au printemps, il courait les champs sur son vieil étalon, ne quittait pas son petit réduit en hiver, et passait l’été étendu à l’ombre du sauvage fouillis qu’il appelait son jardin.
«Pourquoi ne vous décidez-vous pas à reprendre du service, petit oncle.
— J’ai servi, et c’est assez… bon à rien… affaire sûre, marche! C’est votre affaire, à vous autres: quant à moi, je n’y comprends rien. Mais à la chasse, c’est autre chose… Affaire sûre, marche! Hé là-bas, ouvrez donc la porte! Qu’est-ce qui l’a fermée?» La porte au fond du corridor (que l’oncle prononçait «colidor») communiquait avec une chambre où les piqueurs et les valets de chiens prenaient ordinairement leurs repas. Les petits pieds nus de la fillette se rapprochèrent de nouveau, une main invisible ouvrit la porte, et les sons d’une «balalaïka5» dont les cordes vibraient sous les doigts d’un véritable artiste parvinrent jusqu’à eux:
«C’est mon cocher Mitka qui joue: aussi lui en ai-je acheté une excellente, cette musique me plaît!» Il était d’habitude qu’au retour de la chasse, Mitka se livrât à ses fantaisies musicales, pendant que le «petit oncle» l’écoutait avec bonheur.
— C’est vraiment très joli, dit Nicolas avec une feinte indifférence, comme s’il était honteux d’avouer qu’il trouvait du charme à cette musique.
— Comment, très joli? S’écria Natacha d’un ton de reproche, mais c’est charmant, mais c’est ravissant!» Et en effet la chanson qu’elle écoutait lui semblait la plus idéale des mélodies, tout comme les champignons, le miel et les confitures d’Anicia lui avaient paru être les meilleurs qu’elle eût jamais mangés!
«Encore, encore, je t’en prie,» dit Natacha, lorsque la «balalaïka» se tut. Mitka l’accorda et reprit de nouveau la Barina, avec variations et changements de ton. L’oncle, la tête légèrement inclinée, un vague sourire sur les lèvres, écoutait religieusement. Le motif revint une centaine de fois sous les doigts exercés du musicien, et les cordes répétèrent à satiété les mêmes notes, sans fatiguer les oreilles de l’auditoire, qui ne cessait de les redemander. Anicia Fédorovna écoutait aussi, appuyée contre le linteau de la porte:
«Faites attention, mademoiselle, dit-elle avec un sourire qui rappelait celui de son maître. Il joue très bien!
— Voilà une mesure manquée, s’écria tout à coup le «petit oncle» en faisant un geste énergique. Ces notes-là doivent être plus vivement… enlevées, affaire sûre, marche!
— Sauriez-vous jouer de la balalaïka? Demanda Natacha surprise.
— Aniciouchka!… – et le «petit oncle» sourit malicieusement» – Vois un peu si les cordes de la guitare y sont toutes, il y a si longtemps que je ne l’ai eue entre les mains.»
Anicia exécuta cet ordre avec une visible satisfaction, et lui apporta la guitare.
La prenant avec soin, il souffla dessus pour en enlever quelques grains de poussière, et en tendit les cordes de ses doigts osseux; puis, s’asseyant bien à son aise, et arrondissant d’une façon un peu théâtrale son coude gauche, il saisit le manche de l’instrument, cligna de l’œil à Anicia Fédorovna, et, pinçant un accord plein et sonore, commença, sans la moindre hésitation, à improviser sur le thème d’une chanson très populaire. Le rythme en était lent, mais le refrain exprimait une gaieté si douce, si discrète, la gaieté d’Anicia, qu’il pénétra jusqu’au cœur de Nicolas et de Natacha… et leur cœur chanta à l’unisson! Anicia, dont la figure rayonnait, rougit, se cacha la figure dans son mouchoir et quitta le cabinet en souriant toujours; le «petit oncle» continuait avec précision et avec aplomb à moduler ses cadences et ses variations, et son regard vaguement inspiré se portait vers la place qu’elle avait occupée. Un léger sourire flottait sous sa moustache grise, et s’accentuait vivement, lorsqu’il accélérait la mesure, que la chanson redoublait d’entrain, et qu’une corde criait aux passages difficiles.
«Ravissant, ravissant!…» Et Natacha, sautant de sa place, entoura le «petit oncle» de ses bras et l’embrassa: «Nicolas, Nicolas!» ajouta-t-elle en se retournant vers son frère, comme pour lui faire partager sa surprise.
Mais le «petit oncle» avait recommencé à jouer. Anicia Fédorovna et plusieurs autres gens de la maison montrèrent leurs figures dans l’entrebâillement de la porte, pendant qu’il attaquait le: «Là-bas, là-bas, derrière la source fraîche, la jeune fille m’a dit: attends!», et, brisant un accord, il remua légèrement les épaules.
«Eh bien, eh bien après!» dit Natacha d’un ton si suppliant, que sa vie semblait dépendre de ce qui allait suivre. Le «petit oncle» se leva; on aurait dit qu’il y avait en lui deux hommes différents, dont l’un répondait par un grave sourire à la naïve et pressante invitation à la danse exécutée par l’autre, par le musicien:
«En avant, ma nièce! S’écria-t-il tout à coup, et Natacha, se débarrassant vivement de son châle, s’élança au milieu de la chambre, posa